De manu et de visu : Représentation lyrique
et dispositif manuscrit

- Serge Linarès
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Fig. 9. Ch. Dotremont, D’entrée de jeu, 1965

Fig. 10. Ch. Dotremont, je, quel drôle
de mot...
, 1975

Fig. 11. Ch. Dotremont, Vois dans
le blanc...
, 1976

Fig. 12. Ch. Dotremont, Logogus a tout le temps
de son quartier lapon…
, 1976

Fig. 13. P. Claudel, Cent phrases pour éventails, 1927

Fig. 14. P. Claudel, Cent phrases pour éventails, 1927

Fig. 15. P. Claudel, Cent phrases pour éventails, 1927

Doté d’un double talent, Cocteau en passe par l’écriture et le dessin pour problématiser l’image de soi. Conscient de ses limites graphiques, Christian Dotremont s’en tient, de son côté, au tracé des lettres. Encore l’investit-il d’une intense visibilité et d’une gestualité puissante en le tournant en calligraphie, malgré les restrictions plastiques de l’alphabet latin. L’invention du logogramme est issue en voie directe d’un sentiment de frustration né de la conversion typographique des manuscrits. En 1950, avant même d’être déconditionné des normes scolaires de transcription, Dotremont juge la composition liberticide et aliénante : « Imprimée, ma phrase est comme le plan d’une ville ; les buissons, les arbres, les objets, moi-même avons disparu » [3]. Les retrouvailles scripturales avec soi vont nécessiter de sa part un enchaînement de pratiques diverses – recherches de typographie expressive, ou encore tableaux-mots avec des peintres – qui prouvent, par leur variété et leur fréquence, la difficulté de s’abstraire des apprentissages. A compter de l’année 1962, la calligraphie automatique du logogramme libère la formulation littérale et la fait pénétrer dans une zone de turbulences plastiques riche en accidents et en hasards, en ratés et en trouvailles, dont le principal intérêt est d’intégrer pleinement le corps au lyrisme, quitte à l’aventurer dans des zones à risques. Les conditions requises à la réalisation d’un logogramme – station debout, pinceau en main, godet d’encre et feuille volante – prédisposent le moi à exercer sur l’œuvre une action aussi physique qu’affective et mentale. Regardons D’entrée de jeu (1965) (fig. 9) : dans ce texte à double voie (le logogramme proprement dit, sa transcription en légende), le geste hypothèque la lisibilité au fil des caprices de ses impulsions, mais il va de pair avec l’esprit d’un calembour (jeu/je) et avec la manifestation du sujet lyrique. Somme toute, Dotremont mise ici sur une énonciation graphique et verbale afin de faire advenir une subjectivité multiple, articulant la pensée associative et le rythme spontané qui lui sont propres.

Les modalités d’exécution du logogramme favorisent la survenue d’une identité en construction, à peine réductible à un pronom personnel, mais assez affirmée pour tenter sa chance à corps perdu, si l’on en croit telle encre datée de 1975 (fig. 10) : « je, quel drôle de mot / nécessaire pour commencer / à cesser à tour de drôle / d’être jeu seulement de moi / nécessaire pour commencer / à jouer notre va-tout ». Ainsi qu’on le pressent à la lecture, la vitalité manuscrite se mêle à une tristesse de fond, entre autres liée à l’éloignement de la femme aimée, la danoise Bente Wittenburg. Bien des logogrammes deviennent le théâtre d’une étreinte par procuration et déploient un érotisme calligraphique. Lorsqu’ils sont conscients de leur portée substitutive, ils cèdent au vertige de l’absence d’autrui et de la vacuité de soi. Par exemple, en 1976, Dotremont écrit dans un accès de solitude dont l’empâtement des lettres révèle la rage désespérée (fig. 11) : « Vois dans le blanc de / mes écrits l’infecte pureté / où je me déchire de ne plus / te voir qu’en rêve, cauchemar / et désir ». Mais il est une affiliation de l’imaginaire qui ne manque jamais de combler le scripteur, grâce à de fréquents voyages dans le Grand Nord après le séjour inaugural de l’hiver 1956-1957 en Laponie : la page blanche apparentée au paysage enneigé. Sa formule graphique trouvée, Dotremont en avoue l’origine environnementale : « Il m’arrive (…) d’avoir le sentiment, quand je trace un logogramme, d’être un Lapon en traîneau rapide sur la page blanche, et de saluer la nature comme au passage, par la forme même de mon cri ou de mon chant (…). En tout cas, si la Laponie n’existait pas, je ne ferais pas de logogrammes […] » [4]. Sans l’appui de la représentation nordique, le dispositif de création calligraphique connaîtrait donc l’épuisement des figures et, partant, le tarissement des manifestations lyriques et l’extinction d’une forme d’instance autobiographique. De fait, avec le temps, Dotremont apparaît à ce point entraîné par la puissance de son imaginaire sentimental et géopoétique de l’autographe qu’il se crée un double de papier, un certain Logogus. Par ce biais, il réinvente son histoire dans des logogrammes volontiers sériels (fig. 12) dont l’étendue démesurée aide à la cristallisation d’une « identité narrative » [5], soit à la naissance d’un ipse en constant devenir, capable de réorganiser le vécu à des fins de maîtrise ou, du moins, d’élucidation.

 

Textes doubles

 

Il est d’autres situations où le lyrisme du tracé transite par le canal du dédoublement manuscrit : l’autographe se présente sous deux aspects découplés, issus d’une seule ou de plusieurs mains. L’écrivain met alors en place un dispositif de création qui le décentre de son mode coutumier d’expression pour contribuer soit à l’épanouissement, soit au clivage de son individualité. Prenons deux cas illustrant ces positions d’apparence contraire : Paul Claudel et ses Cent phrases pour éventails (1927, 1942), Jean Tardieu et ses Poèmes à voir (1986, 1990). Avec son recueil, Claudel s’inscrit dans un sous-genre d’inspiration mondaine dont Mallarmé, avant lui, a transcendé la veine galante et la valeur mineure. D’ailleurs, il semble rendre hommage au maître symboliste, si enclin à associer cet accessoire à l’aile d’oiseau et à jouer métaphoriquement de son pliage, lorsqu’il écrit : « Eventail / c’est l’espace / lui-même se repliant / qui absorbe / cet oiseau / immobile à tire d’aile / s » [6] (fig. 13). Mais Claudel va plus loin dans l’orientalisation de la pratique, car il ne s’en tient pas à un japonisme d’époque, plus pittoresque que zen, et il fait sienne la recherche d’une relation pneumatique avec le monde par le véhicule de la respiration calligraphique. Il s’agit bien que l’encre soit « sève / de l’esprit / et sang / de la pensée » [7], mais sous l’angle le plus cosmique et le moins individuel. L’accord avec la nature est le préalable au tracé parce que le choix de l’écriture gestuelle est déterminé par le besoin d’une présence aux éléments : « J’ai / respiré / le paysage / et maintenant / pour dessiner / je retiens mon souffle » [8] (fig. 14). La proximité de Claudel avec Dotremont sur le plan phénoménologique se vérifie dans leur commune fascination pour le blanc, notamment pour la neige [9]. Mais là où ils diffèrent nettement, c’est, hormis dans la sentimentalité (plus prononcée et douloureuse chez le poète belge), dans l’organisation graphique de l’expression. Chez Claudel, l’énonciation se déplace davantage vers l’altérité grâce à l’aménagement structurel de chaque feuillet. D’abord, une logique tripartite régit le recueil à tous les niveaux, ce qui incline à supposer une quête dialectique dépassant les oppositions. De fait, dans l’édition originale de 1927 (fig. 15), les poèmes sont répartis dans trois leporellos de longueur équivalente dont chaque double page se voit découpée en trois rectangles horizontaux logeant les « phrases pour éventails ». Au sein de chaque cellule, de part et d’autre du pli médian, deux calligraphies se font face, la première, allographe et japonaise, d’Ikuma Arishima, la seconde, autographe et française, de l’auteur. En vérité, l’amorce du poème à gauche du pli et au contact des kanji permet d’opérer une transition entre les deux systèmes d’écriture et de faire le lien entre le modèle idéogrammatique et son épigone alphabétique. Le dispositif paginal met donc en scène une rencontre culturelle qui entend respirer l’harmonie avec le monde comme avec l’étranger en modérant la centralité du sujet lyrique, même si l’œuvre se ressent parfois d’une menace de rupture et d’isolement, par exemple à son terme : « Si l’on veut / me séparer du Japon / que ce soit / avec une poussière / d’ / or » [10].

 

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[3] Ch. Dotremont, « Signification et sinification » [1950], repris dans Cobraland, Bruxelles, La Pierre d’Alun, « La Petite Pierre », 1998, p. 102.
[4] Ch. Dotremont, J’écris, donc je crée [1968], Bruxelles, Didier Devillez éditeur, « Fac-similé », 2002, [non paginé].
[5] Voir P. Ricœur, Temps et récit, tome 3 : Le temps raconté [1985], Paris, Seuil, « Points 
Essais », 1991, pp. 442-448.
[6] P. Claudel, Cent Phrases pour éventails [1942], Paris, Gallimard, « Poésie », 1999, non paginé, n°158. Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article, « La main calligraphe : manuscrit et poéticité », dans I. Chol, S. Linarès et B. Mathios (dir.), Livres de poésie, jeux d’espace, Paris, Honoré Champion, 2016, pp. 541-545.
[7] P. Claudel, Cent Phrases pour éventails, Op. cit., n°115.
[8] Ibid., n°136.
[9] Voir Ibid., n° 31.
[10] Ibid., p. 172.