De manu et de visu : Représentation lyrique
et dispositif manuscrit
- Serge Linarès
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Fig. 16. J. Tardieu, Paysage diurne, 1986
Fig. 17. J. Tardieu, Promenade du matin, 1986
Fig. 18. M. Butor et H. Maccheroni, Pique-nique
au pied des pyramides, 1986
Fig. 19. M. Butor et Fr. Garnier, Amarrage, 1990-91
Fig. 20. M. Butor et T. Bourquin, Dans mes
périples sur terre, 1995
Avec ses Poèmes à voir, Tardieu instruit davantage une rupture avec lui-même par le truchement de la graphie. Les douze pièces du recueil commettent la forme manuscrite au soin d’exposer les troubles et les failles du moi. Sans doute Tardieu déclare-t-il « envi[er] les caractères idéographiques de la Chine et du Japon, qui peuvent allier la beauté plastique du coup de pinceau au sens et au son qui s’en dégagent » [11], mais son sentiment d’inadéquation au monde se révèle un obstacle bien plus important à l’usage d’une calligraphie artistique que le système d’écriture. Il n’a de cesse d’exprimer son manque d’assise ontologique ou sociale, par exemple lorsqu’après les références au « DASEIN » de Heidegger et au « VERSTEHEN » de Max Weber, il lance : « COMPRENDRE QUOI ? / ON M’IGNORE ET JE NE SAIS / RIEN » [12]. Les textes s’émeuvent volontiers d’un désir de paysage, de rapport avec l’environnement naturel, mais ils organisent spatialement des annotations sujettes à la déliaison. Ces îlots d’énoncés, tantôt en script et tantôt en cursive, tantôt en minuscules et tantôt en capitales, ne manifestent aucune liberté gestuelle, à la différence des formulations de Dotremont ou de Claudel. Ils offrent au regard des variations d’états graphiques sous contrôle comme autant de changements climatiques du sujet lyrique, mesurés dans leur éloquence visuelle. Ainsi, « Paysage diurne » (fig. 16), où le brouillage de la réalité et de la fiction prélude à la mention d’observations, de pensées, d’angoisses qui interrogent, somme toute, le maintien de l’identité et sa porosité au dehors. Dans « Promenade du matin » (fig. 17), un semblant de récit naît de la scénographie textuelle, mais il est, au dernier tiers, miné par la montée de l’inquiétude après une partie médiane où l’ombre gagne sur le désir matinal d’une marche à l’extérieur, et il se résout alors en échec au profit d’un aveu d’appréhension du temps compté : « COMMENT FAIRE / POUR EMPÊCHER / QUE L’ABÎME / LES DÉVORE ? » [13] Dans ce même poème, Tardieu se montre tout disposé à une rêverie idéographique : il évoque l’éclat intérieur des étoiles tout en distribuant les signes linguistiques en constellation, comme Apollinaire dans « Voyage » [14] (« LES / ÉTOILES / NE / BRILLENT / QUE / DANS / NOS / YEUX / FERMÉS »). Et il est vrai que, dans ce contexte, la graphie apparaît plus à même de matérialiser les référents et les souvenirs que l’imprimé, qui abstrait davantage les mots et donc, par translation, les choses. Néanmoins, la maîtrise d’ensemble et de détail, l’absence de naturel qui émane du poème en question le rabattent bien plus du côté de l’inscription lapidaire que du côté du souffle articulé. En définitive, les manuscrits de Tardieu, dépourvus de lâcher prise, palpitent d’une vie crispée. Dans leur édition courante de 1990, ils bénéficiaient même de transcriptions typographiques en regard, malgré leur bonne lisibilité, comme s’il s’agissait de montrer, par contraste, la vitalité du moi scripteur face à l’impersonnalité de l’imprimé, tout en réduisant son champ d’action pour témoin de sa précarité.
On sait que Poèmes à dire fut publié à l’origine en édition de luxe chez Robert et Lydie Dutrou, avec quatorze eaux-fortes de Pierre Alechinsky. L’illustration ornant l’édition peut précisément participer du dispositif destiné à la représentation manuscrite de l’écrivain. Il est en la matière un cas extrême, celui de Michel Butor, qui multiplia par centaines les livres bimédiaux où courait son écriture manuelle, à dater d’Imprécations contre la fourmi d’Argentine, réalisé en 1973 de conserve avec Ania Staritsky. Partant du constat historique que « la relation entre la littérature et la peinture, à cause de l’évolution de l’imprimé et de l’image à l’intérieur de notre société, n’est plus la même qu’autrefois », il fixe à la littérature l’obligation« d’explorer cette relation » [15]. Pour sa part, il s’en acquitte en privilégiant notamment la rédaction autographe d’après figures, avec une soif de création et de dialogue qui doit beaucoup à la volonté de lutter contre l’édition industrielle, jugée trop normative. Un tel mode opératoire, renversant les termes de la tradition de l’illustration, suspend l’image textuelle à l’image plastique et, de ce fait, devrait accentuer le graphisme de la plume. En vérité, Butor compromet très peu le déchiffrage de ses textes, mais il leur confère souvent une disposition sous influence iconique. Par exemple, dans Pique-nique au pied des pyramides (1986), il coule son discours dans une apparence mimétique du sujet de l’ouvrage et des collages triangulaires d’Henri Maccheroni (fig. 18). Dans Figures dans un paysage. Sédimentation (1990-1991), les configurations dispersées et abstraites de François Garnier l’invitent à varier les trajectoires de son propre tracé (fig. 19). Sous dépendance artistique, le texte ne se limite pas à épouser les aléas du dessin ; il lui soumet son contenu qui, feuillet après feuillet, narre, glose, interprète les techniques, les évolutions, les motifs du peintre. Son étendue verbale est même fonction de l’emplacement des figures et de l’espace laissé vacant : l’étirement de la prose, en lieu et place du vers, se donne pour une réaction aux états du support. Voilà un dispositif artisanal qui restitue l’écriture palpable à sa phénoménalité de trace sur papier.
Le discours du poète s’altère quelquefois au contact de l’univers de référence pictural dans lequel il s’inscrit. L’écriture d’images n’est pas sans conséquence sur la syntaxe, qui tourne alors à l’accumulation ou à la liste sans autre forme de complexité. Citons ce passage de Glanes de la grande barrière (1995), un ouvrage en réponse aux eaux-fortes de Thierry Bourquin (fig. 20) : « D’UN OCÉAN DANS UN AUTRE / BARQUES MASQUES ET BOUQUETS / SOUS TOUTES LES CONSTELLATIONS / VERRES ÉCORCES ROSÉE / EN LONGEANT LES CONTINENTS / CORDES VAGUES ET SENTIERS / AU COURS DE MES AVENTURES / COQUILLES ROUILLES ET SOIES / JE N’AI JAMAIS NAVIGUÉ / PARMI CES ÉCLAIRS ET DÔMES » [16]. La régularité des appositions par trois dans la strophe ne suffit pas à juguler la disparité référentielle de la phrase, que les déictiques du dernier vers placent sous l’emprise des compositions colorées. Quoi qu’il en soit, le recours aux capitales de manuscrit (comme on dirait d’imprimerie) introduit de l’impersonnalité dans la personnalité. C’est que Butor ne se complaît pas dans l’exhibition de son moi en exploitant les qualités indicielles de son écriture. Il en repousse les limites jusqu’à l’altérité. Comme il le déclare dans Loisirs et brouillons : « Il s’agit toujours de démasquer une réalité. (…) le livre est un masque qui va peu à peu permettre de démasquer le faux visage que nous montre notre miroir, et de découvrir un visage plus intéressant et certainement plus nôtre que ce premier visage sans cesse miroitant » [17]. Butor aurait-il tant œuvré avec les artistes, sa vie durant, s’il ne concevait l’individualité comme une présence en métamorphose continue ? Au bout du compte, son aventure littéraire et artistique, fondée sur des collaborations amicales, illustre la notion d’identité relationnelle développée par Frédéric Worms, qui récuse l’essentialisation du sujet et suspend sa formation toujours évolutive à l’interaction sociale et affective avec autrui [18].
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[11] J. Tardieu, Poèmes à voir [1986], repris dans Œuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », 2003, p. 1345.
[12] J. Tardieu, « Le rossignol de Provence », Ibid., p. 1350.
[13] J. Tardieu, « Promenade du matin », Ibid., p. 1346.
[14] Comparer Ibid. et G. Apollinaire, « Voyage », Calligrammes. Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916) [1918], Paris, Gallimard, 2014, p. 43.
[15] M. Butor, Œuvres complètes, tome XI : Improvisations, sous la direction de M. Calle-Gruber, Paris, Editions de la Différence, 2010, p. 213.
[16] M. Butor, Glanes de la grande barrière, avec 12 eaux-fortes de Thierry Bourquin, Genève, Editions nomades, 1995, [non paginé]. Texte repris dans M. Calle-Gruber (dir.), Ici et là [1997], Œuvres complètes, tome IX : Poésie 2 (1984-2003), Paris, Editions de la Différence, 2009, p. 595.
[17] M. Butor, Loisirs et brouillons (1964-1984), Gourdon, Dominique Bedou éditeur, 1984, [non paginé].
[18] Voir Fr. Worms, La Vie qui unit et qui sépare, Paris, Payot, « Manuels », 2013, et Penser à quelqu’un, Paris, Flammarion, « Sens propre », 2014.