Les médiations optiques du moi. La camera obscura dans Prima della rivoluzione
(Bernardo Bertolucci, 1964)
- Raphaël Jaudon
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Or, ce mécanisme de délimitation n’est peut-être pas sans conséquence sur l’un des problèmes essentiels du film, celui de l’engagement politique. Fabrizio, acquis à la cause prolétarienne mais enfermé dans son univers bourgeois, ne parvient pas à s’engager politiquement parce qu’il ne sait pas où situer son action ; il est défini pendant tout le film par son absence de maîtrise de l’espace, ce qui se manifeste à l’écran par une prédominance des mouvements de caméra circulaires et des trajectoires centripètes. La portion d’espace découpée par l’œil de la camera obscura lui fournit enfin l’occasion d’agir en étant certain d’être observé, ce qui, si l’on en croit Hannah Arendt, est la condition même de la politique : la possibilité pour un individu d’apparaître publiquement, dans un lieu dédié, d’y être jugé pour ses actions et pour les principes qui s’y manifestent implicitement [12]. Le film de Bertolucci décrit bien la frustration qui peut découler de l’impossibilité d’accéder à un tel espace signifiant – une frustration ponctuellement amortie par l’usage de la camera obscura.
On peut se demander ce que Fabrizio gagne à s’afficher de la sorte par l’intermédiaire de l’appareil. Pour répondre à cette question, il faut se souvenir que le monde de la camera obscura est un monde muet, réduit à sa dimension dynamique. Le changement le plus notable agit donc au niveau des mouvements et des vitesses. Jusqu’ici en effet, le corps de Fabrizio ne nous était que rarement présenté en mouvement. L’ouverture du film le montre en train de courir, mais Bertolucci adopte pour l’occasion un cadrage frontal, en gros plan, et avec une très faible profondeur de champ, de sorte que la figure reste centrée et cernée par une large zone de flou (fig. 6) ; ainsi, malgré la course du personnage, nous ne percevons à proprement parler ni le mouvement de son corps ni l’ampleur de son déplacement. Plus tard, lors de la démonstration de vélo d’Agostino (Allen Midgette), Fabrizio n’est pas affecté par les circonvolutions de son ami ; il est l’origine du repère, le point fixe qui organise le mouvement sans y participer. Même dans les moments de lutte politique, comme lors d’une scène de manifestation à la fin du film, nous ne voyons que la phase de résignation, où les acteurs s’en retournent à leurs activités, Fabrizio étant de loin le plus immobile de tous (fig. 7).
La séquence de la camera obscura constitue donc une profonde rupture par rapport à l’économie cinétique du film. Elle offre au personnage une occasion unique d’étancher sa soif de mobilité – celle-là même qu’il lui fallait dépasser pour accéder à la sphère de l’action politique. Et elle le fait en le coupant volontairement de sa capacité à parler. Mais ce n’est pas tout : ce qui lui est refusé, c’est également le visage, la « partie noble de l’individu » [13], et le lieu privilégié de la communication. Depuis le début du film, Bertolucci se plaisait à nous offrir une grande proximité avec son personnage, en multipliant les plans rapprochés et les moments de narration en voix over. Or, devant l’œil de la camera obscura, tout ce qui garantissait cette proximité a disparu : Fabrizio n’est plus qu’un corps distant et anonyme. Privé des deux éléments qui définissait le mieux son identité aux yeux des autres, il se retrouve alors obligé de développer de nouvelles modalités de présence au monde. La contrainte est productive, puisque le jeune homme y gagne une mobilité qu’il n’avait pas jusqu’ici.
Si l’imaginaire philosophique de la camera obscura la tire volontiers du côté du pouvoir, via le regard perspectif et l’« œil du prince » du théâtre à l’italienne [14], la mise en scène proposée par Bertolucci témoigne d’une vision plus complexe des rapports entre politique et perception. Dans Prima della rivoluzione, le sujet commence par prendre place au centre de l’appareil optique, accédant ainsi à une connaissance intime de lui-même, mais pour mieux se défaire ensuite de cette position de pouvoir en devenant objet du regard. Car dans sa quête de révolution, Fabrizio ne veut pas seulement reconquérir la puissance d’agir qui lui fait défaut ; il doit aussi la mettre au service du collectif, donc la séparer de lui-même. Sa mise en mouvement, sous l’œil de la camera obscura, est en même temps un renoncement à l’identité, au visage, à la maîtrise des apparences. Une élégante manière de dire que le passage à la politique se joue dans une tension jamais totalement résolue entre la surexposition, l’investissement de la scène publique par le sujet en cours de formation, et la sous-exposition, qui est une forme d’acceptation de l’anonymat.
En accord avec l’hypothèse initialement proposée, je conclurai en disant que c’est bel et bien le dispositif optique qui permet au personnage de franchir le pas de l’engagement. Il répond en effet à un besoin de décentrement : lorsqu’il est question de politique, le sujet ne peut tolérer d’être le point focal de la perception. Il doit en passer par la mise en scène de lui-même, afin d’expérimenter de nouvelles manières d’apparaître et de se mouvoir dans l’espace public. La chambre, justement, opère une dissociation du sujet. Au fond, on peut même dire que Gina et Fabrizio ne sont que les deux faces d’un même problème, l’une tournée vers l’introspection et l’intime, l’autre tournée vers l’apparition et la politique.
Si Bertolucci s’intéresse à la camera obscura, ce n’est donc pas pour en faire l’ancêtre du cinéma, à un niveau strictement technique, mais pour comparer les possibilités narratives qui caractérisent ces deux appareils. Ainsi, la dissociation physique proposée par la camera obscura se retrouve dans la fiction cinématographique, où l’auteur a l’occasion de figurer, non son existence matérielle, mais ses conflits intérieurs ; interrogé à la sortie du film, Bertolucci n’hésitait d’ailleurs pas à affirmer qu’il se reconnaissait à parts égales dans au moins quatre de ses personnages [15]. Bref, le rôle que joue la camera obscura pour Fabrizio est le même que celui que joue la fiction pour Bertolucci : toutes deux sont des dispositifs qui apprêtent le sujet en prévision de sa naissance au monde. Elles instituent un espace d’exposition, de mise en scène de soi, tout en limitant au maximum les risques affectifs liés à ce type d’expériences, grâce au confort prudent de la fiction et du travestissement.
Sur le plan politique, de tels dispositifs possèdent une puissance indéniable, puisqu’ils invitent l’individu à se réapproprier son propre corps et à démultiplier sa capacité d’action. L’expérience permet également de se convaincre que, de l’engagement à l’action, la ligne n’est pas droite : il faut parfois en passer par l’invention pour se trouver soi-même. Prima della rivoluzione n’est donc ni autobiographique ni fictionnel : il coïncide pleinement avec la pensée de son auteur, mais sur le mode d’un prolongement expérimental plutôt que d’une « représentation » au sens strict du terme. La première erreur de l’analyste serait de supposer qu’il existe un trajet rectiligne entre la prise de position idéologique et son application concrète, et par conséquent, d’en déduire que Bertolucci prône l’inaction. Je crois au contraire que, si l’on veut appréhender pleinement la fonction politique du cinéma, il faut accepter de renverser la proposition, et de considérer le cinéma comme un terrain d’expérimentation moral et esthétique. Ce n’est pas le film qui est à l’image de son auteur, c’est l’auteur qui se construit à partir de ses images.
[12] H. Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], trad. G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1994, p. 258.
[13] J. Aumont, Du visage au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 1992, p. 14.
[14] D. Marciak, La Place du Prince. Perspective et pouvoir dans le théâtre de cour des Médicis, Florence (1539-1600), Paris, Champion, 2005, p. 194.
[15] B. Bertolucci, « Before the Revolution, Parma, Poetry and Ideology » [1968], dans B. Bertolucci, Interviews, sous la direction de F. S. Gerard, T. J. Kline et B. H. Sklarew, Jackson, University Press of Mississippi, 2000, p. 34.