Les médiations optiques du moi. La camera obscura dans Prima della rivoluzione
(Bernardo Bertolucci, 1964)

- Raphaël Jaudon
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Fig. 1. B. Bertolucci, Prima della rivoluzione, 1964

Fig. 2. B. Bertolucci, Prima della rivoluzione, 1964

Fig. 3. B. Bertolucci, Prima della rivoluzione, 1964

Fig. 4. B. Bertolucci, Prima della rivoluzione, 1964

Fig. 5. B. Bertolucci, Prima della rivoluzione, 1964

Prima della rivoluzione commence par assumer l’étrangeté du dispositif, en reconduisant la forme courbe de l’image visible depuis la cabine (fig. 1). Un choix qui peut avoir une dimension ludique, d’autant qu’il s’accompagne d’images en couleurs et d’un sémillant air de clavecin (sur la bande son). Mais le rôle premier du surcadrage est évidemment de signaler la présence d’une médiation entre le spectateur et la réalité filmée. Une médiation dont les marques s’effacent progressivement puisque le dernier plan de la séquence nous montre le même décor, vu sous le même angle, mais désormais privé de son cadre pragmatique (fig. 2). L’expérience perceptive proposée par le film finit par se nier elle-même.

Ce revirement est confirmé par le choix de s’appuyer sur un modèle bien particulier de camera obscura. En effet, l’exemplaire utilisé est un appareil de la fin du XIXe siècle visible à la Rocca Sanvitale, un ancien château ducal situé au Nord-Ouest de Parme. La chambre obscure, construite pour servir de divertissement raffiné, est dotée d’un système de miroirs et d’un prisme qui permettent de projeter une image à 180° sur un écran concave, et d’éviter le renversement vertical caractéristique des appareils anciens. Cette particularité constitue pourtant un élément crucial de l’imaginaire philosophique et politique de la camera obscura, notamment à partir du XIXe siècle, où elle est mobilisée par Hegel puis Marx pour illustrer le « monde inversé » des illusions et de l’idéologie [5]. Ce renversement, qui posait déjà problème aux théoriciens de la peinture depuis Léonard de Vinci, et qui explique le succès posthume de l’appareil auprès des philosophes, n’apparaît à aucun moment dans Prima della rivoluzione. Le film choisit de se situer du côté de la tradition cartésienne plutôt que marxiste ou freudienne – ce qui peut surprendre, dans la mesure où Bertolucci se dit à la fois marxiste et féru de psychanalyse.

Souvenons-nous du projet de Fabrizio : se servir de la camera obscura pour proposer à sa tante une expérience de « cinéma-vérité ». Il serait aisé de démontrer que la référence au courant documentaire du même nom, initié par Rouch et Morin au début des années 1960, n’est guère plus qu’un clin d’œil de Bertolucci à l’actualité cinématographique de son temps. Toutefois, malgré l’usage très approximatif du terme, l’argument obéit à une certaine logique. En effet, on pourrait avoir tendance à ne retenir de la camera obscura que son usage par les peintres de la Renaissance, et donc à y voir un instrument de production d’images fixes. En lui associant le nom de « cinéma », Bertolucci nous rappelle que la composante dynamique, absente du tableau final, reste une composante cruciale du champ d’expérience de la camera obscura. Par l’intermédiaire de l’appareil, le spectateur assiste bel et bien à une séquence de film, avec mouvement et musique. La disparition du cadre courbe accomplit la fusion des deux régimes d’images, et pointe du doigt le principe de reproduction mécanique du mouvement commun à la camera obscura et au cinéma. En ressuscitant un appareil désuet, Bertolucci pourrait bien avoir pour intention d’établir la généalogie technique et esthétique du cinéma.

 

Le sujet du regard

 

Toutefois, cela ne nous dit rien encore de la fonction narrative de la camera obscura. Pour aller plus loin, il faut donc prêter attention aux efforts conjoints de l’appareil et du film pour constituer leur observateur. Je commencerai par une remarque : dans cet extrait, la camera obscura apparaît en creux, par la transformation qu’elle fait subir à l’image, mais elle n’est pas filmée directement. Le film ne nous fait pas « visiter » la machine, comme pourrait le faire un touriste en visite à la Rocca Sanvitale, et nous n’avons accès à aucune vue d’ensemble de ce qui nous est pourtant présenté comme une curiosité scientifique digne d’intérêt. Nous entrons dans la cabine à la faveur d’un gros plan sur les mains des deux amants (fig. 3), puis le montage les sépare lorsque Fabrizio quitte la cabine tandis que Gina reste seule à l’intérieur. Le cadrage rapproché exclut tout à fait la possibilité d’observer le dispositif lui-même. De ce dernier, nous ne voyons que les effets, et non la structure. Ce qui intéresse Bertolucci, ce n’est donc pas la camera obscura en tant que machine optique, mais le spectateur construit par cette machine.

Le début de la séquence confirme cette impression. Il est composé de quatre plans d’ensemble en plongée, dans lesquels une caméra très mobile fait mine de suivre du regard le couple entrant dans la forteresse. L’architecture des lieux et le décor en arrière-plan nous permettent de deviner que le point de vue est déjà positionné au niveau de la tour dans laquelle se trouve la camera obscura. Cette dernière n’est donc pas à proprement parler l’objet de la séquence, mais son sujet. D’emblée, elle est définie comme le lieu originaire du regard, et même comme un regard à part entière, si l’on tient compte de la dimension proprement incarnée de ses plans, de la liberté de mouvement quasi-humaine du panoramique et des murs et fenêtres en amorce qui nous renseignent sur l’espace concret dont disposerait un éventuel individu souhaitant observer la scène depuis la même position. Le point de vue a beau être celui de la machine, il est tout sauf mécanique.

Pour appréhender la nature du sujet requis par un tel agencement, il faut donc prêter attention au personnage qui vient occuper ce lieu : Gina. La jeune femme est en effet représentée seule au milieu de la chambre noire, entourée par un halo d’obscurité qui semble favoriser l’introspection, puisqu’elle commence spontanément à se confier sur sa relation avec Fabrizio (fig. 4). La situation le lui permet. En effet, Martine Bubb rappelle que l’appareil se distingue par « l’expérience de l’enfermement dans l’obscurité » qu’il propose à l’observateur. Selon elle, l’idée même de chambre noire, qui rappelle une pièce d’habitation dédiée aux fonctions intimes, « rend très bien compte de cet imaginaire fait d’obscurité, de nuit, de sommeil, de rêve, d’inconscient et de sexualité, qui est indissolublement attaché à la camera obscura » [6]. Il n’est donc pas étonnant que celle-ci soit à la fois la condition d’un moment de confession, de la part de Gina, et plus tard dans la séquence, le théâtre de ses étreintes interdites avec son neveu (fig. 5). Ce que Bertolucci retient en priorité de l’appareil, ce n’est pas l’image visible qui apparaît sur l’écran, mais la part d’obscurité qui permet cette apparition, et la situation sensible dans laquelle l’appareil place son sujet.

Paradoxalement, l’isolement débouche même sur une intensification de la présence au monde du personnage. Gina ne se confie pas seulement à l’obscurité, mais bel et bien à l’image qu’elle a sous les yeux, et qui n’est autre que l’image de son amant. Elle lui avoue son amour, puis ses doutes quant à la viabilité de leur relation, et va même jusqu’à s’emporter contre lui. Des réactions franches qui ne se seraient peut-être pas déclenchées si le jeune homme était réellement présent. L’obscurité constitutive de la camera obscura permet de libérer la parole intime ; cette scène sera d’ailleurs le seul véritable monologue accordé à la jeune femme dans le film. Ce qui était un simple dispositif optique, reproduisant mécaniquement l’apparence visible de la réalité, devient alors un dispositif narratif, qui attribue au sujet une position depuis laquelle il sera capable de voir le monde autant que de se regarder lui-même.

 

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[5] M. Bubb, La Camera obscura. Philosophie d’un appareil, Paris, L’Harmattan, 2010, pp. 259‑273.
[6] Ibid., p. 18.