Les médiations optiques du moi. La camera obscura dans Prima della rivoluzione
(Bernardo Bertolucci, 1964)

- Raphaël Jaudon
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Chez Bertolucci, l’intervention de la camera obscura est la condition de ce double processus de subjectivation. Avec plus de vingt-cinq ans d’avance, le cinéaste paraît avoir anticipé la thèse exposée par Jonathan Crary dans Techniques de l’observateur, thèse selon laquelle il est impossible de comprendre le fonctionnement de la chambre noire si l’on se borne à « penser que l’appareil d’optique et l’observateur sont deux entités distinctes » [7]. La camera obscura n’est pas un instrument dont on se sert, elle est un appareil qui construit notre manière de voir le monde et de nous situer par rapport à lui. Crary nous invite à considérer l’appareil au prisme du changement de paradigme philosophique qu’il contribue à imposer : en séparant le réel de son reflet, et en délimitant une portion d’espace dédiée à l’observation de ce reflet, la camera obscura signale « l’apparition d’un nouveau modèle de la subjectivité » dans lequel le regard coïncide pleinement avec l’image.

Il est alors possible de reprendre l’hypothèse initialement proposée, et d’éclairer différemment la disparition du cadre courbe dans la séquence de Prima della rivoluzione. Si ce marqueur de la situation pragmatique finit par devenir indésirable, ce n’est peut-être pas une manière de rejeter la perception médiatisée de la camera obscura au profit de l’image immédiate offerte par le cinéma, mais une manière de signifier la toute-puissance de l’observateur, dont le regard seul émerge de l’ombre, et qui ne connaît plus de différence entre l’image du réel et le support physique sur lequel elle s’affiche. Pour le spectateur comme pour le personnage, l’appareil est l’occasion d’un accès inédit à la connaissance empirique.

 

Délimiter l’espace de l’action

 

Allons plus loin. Pour comprendre l’excès de médiation technique mis en scène par Bertolucci dans son film, je me suis pour l’instant concentré sur le processus de séparation sujet/objet inhérent à l’utilisation d’une camera obscura : grâce à la médiation de l’appareil, le sujet est toujours déjà défini comme sujet connaissant, et l’objet toujours déjà défini comme objet de connaissance. Cette séparation physique produit indéniablement des effets sur notre manière de concevoir le regard, et cela n’est pas sans lien avec l’une des grandes obsessions de Bertolucci, dont les personnages sont souvent caractérisés par un trop-plein de perception, et inversement, par une certaine incapacité à l’action. En s’appuyant sur les catégories de Deleuze, on pourrait dire que Fabrizio est un héros typique du cinéma de l’« image-temps », et de la rupture qu’il prononce entre la logique de l’œil et celle de la main [8]. Cette donnée philosophique et stylistique permet d’expliquer le recours à la camera obscura, seule capable d’offrir au personnage la possibilité de sélectionner, parmi la masse de données sensorielles dont il dispose, les perceptions qui lui serviront à se construire en tant que sujet.

Toutefois, une question reste en suspens : celle du contenu de la perception, et du type d’accès à la réalité que nous propose la camera obscura. Pour y répondre, il faut s’intéresser à ce que Gina voit sur l’écran de l’appareil : Fabrizio en train de courir et de gesticuler, se sachant observé, et désireux d’amuser son amante. C’est bien lui qui nous est donné à voir par la camera obscura, et l’on peut attendre de cette expérience qu’elle nous fournisse de nouvelles informations sur le héros.

Il me faut ici rappeler que la poétique de Bertolucci repose en grande partie sur le principe du monologue intérieur. Dans Prima della rivoluzione, la voix over de Fabrizio intervient régulièrement pour décrire ses états mentaux et affectifs, tandis que les scènes dans lesquelles les dialogues sont in, au contraire, nous en apprennent très peu sur ce point. Pour comprendre ce personnage dont les attitudes et les pensées ne sont pas en accord, nous avons impérativement besoin d’entendre sa voix. Or, ce dispositif de narration en voix over ne résiste évidemment pas à la médiation de la camera obscura, qui ne reproduit la réalité qu’au prix de la rendre muette.

En passant devant l’œil de l’appareil, Fabrizio a donc subi une dissociation : son corps se retrouve privé de la voix sur laquelle il pouvait se reposer pour expliciter ses pensées, son rapport au monde ou son engagement révolutionnaire. L’appareil le contraint à expérimenter de nouvelles ressources expressives : il apprête le corps, et le prépare à sa naissance en tant que figure, là où il n’était que discours. A ce titre, Martine Bubb rappelle que ce qui a permis à la camera obscura de devenir un phénomène culturel et artistique global, au début du XVIIe siècle, ce sont précisément les théories optiques de Kepler, qui reposent sur une analogie profonde entre la section opérée par l’œil humain dans le continuum visible et la structure du cadre pictural [9]. La camera obscura, comme la peinture et comme la vision elle-même, délimite une zone de visibilité privilégiée au sein du monde. Au-delà même de ses qualités mimétiques, l’appareil sert à instituer un espace de signifiance, et à préparer le réel en vue de sa reproduction picturale.

De même, chez Bertolucci, on peut dire que la camera obscura place le personnage, littéralement, en situation de représentation : Fabrizio devient le centre d’un espace défini par un rapport privilégié à la visibilité. Le choix de la couleur, du surcadrage courbe et de la musique extradiégétique est emblématique de cette promotion symbolique opérée par la camera obscura. L’appareil, littéralement, délimite la scène sur laquelle se jouera l’apparition du personnage ; et nous comprenons ici pourquoi Jonathan Crary n’hésitait pas à parler de « la structure éminemment théâtrale de la chambre noire » [10]. C’est la même raison qui pousse Philippe Ortel à intégrer la camera obscura à la série des appareils scénographiques – en compagnie du daguerréotype, bien plus tardif, avec laquelle elle partage de nombreux points communs. « Après tout, photographier n’est-il pas un geste scénographique à l’envers ? Tandis qu’Hugo met le monde sur la scène, Daguerre invente avec Niépce la machine qui transforme en scène tous les lieux du monde enregistrables ; le théâtre est une chambre noire et la chambre noire un théâtre » [11]. Parce qu’il délimite une portion d’espace spontanément définie comme signifiante, l’appareil optique mobilisé par Bertolucci ne produit pas seulement une image, il produit une scène.

 

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[7] J. Crary, Techniques de l’observateur. Vision et modernité au XIXe siècle [1990], trad. M. Boidy, Bellevaux, Editions Dehors, 2016, p. 65.
[8] G. Deleuze, Cinéma 1. L’Image-mouvement, Paris, Minuit, 1983, pp. 266‑290.
[9] M. Bubb, La Camera obscura, Op. cit., pp. 133‑134.
[10] J. Crary, Techniques de l’observateur, Op. cit., p. 186.
[11] P. Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002, p. 50 (je souligne).