Images du fou et quêtes de légitimité dans
l’œuvre autobiographique de Victor Sabardin

- Karine Bénac-Giroux
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La construction de la légende personnelle : Le dialogue photos-texte au service d’une posture provocatrice et légitimante

 

Dans les textes autobiographiques, les photos sont mises au service d’une mise en scène qui contredit sourdement la virulence des critiques sociales et la position du fou en marge, pour l’amener peu à peu à occuper le devant de la scène, légitimant ainsi ses revendications littéraires et sa position de témoin/détracteur des malversations des hommes politiques.

Dans Mon île, devenue folle à rendre fou, même les fous [34], Victor Sabardin construit sa légende et se fait entrer dans la postérité. C’est autour d’un jeu de mot en créole que s’opère le passage de l’homme diminué (victime d’une ablation de l’estomac) au statut de héros ou demi-dieu. « je vis sans estomac et croyez-moi, en ka fèlestomak si moun (Je fais de l’esbroufe à faire peur) » [35], annonce le renouveau de l’homme devenu surhomme. Notons d’ailleurs le jeu de mot sous-jacent en français suggère que notre héros a de l’estomac, comme va le montrer le jeu dialogique qui suit, entre la légende fictive censée illustrer les deux photos, et les photos elles-mêmes. Il s’agit de Victor Sabardin aux côtés de Victorin Lurel, alors Conseiller Régional de Guadeloupe, surnommé « le pape gwada » par Sabardin et souvent pris à parti par l’écrivain. Au salon de l’agriculture, Sabardin propose une légende aux photos qui lui donne le dernier mot :

 

Ne vous laissez pas prendre à notre cinéma. Ce n’était qu’une parade nuptiale. Le pape Gwada disait : « Nous sommes deux sang chaud ». Je lui répondais : « Oui c’est vrai, mais c’est moi le mâle dominant, ti mal ».

 

En s’affirmant « mâle dominant », Sabardin a le dernier mot et se place au sommet de la hiérarchie sociale et politique (sans compter l’expression « parade nuptiale », laissant entendre qu’il forme un couple avec Lurel [36]). Cette sacralisation se poursuit avec les deux photos suivantes : il s’agit de l’Express titrant « Les 100 qui font bouger les Antilles », on y repère le portrait de Victor Sabardin aux côtés de Maryse Condé et d’Ernest Pépin. Ce positionnement acte déjà le sacre [37], qui se poursuit en page suivant avec le court article que lui consacre L’Express, toujours aux côtés de Maryse Condé. L’article insiste sur le caractère hors-norme de celui qui, à défaut d’être désigné comme écrivain, devient désormais un « personnage », un être de fiction donc : « Tout ou presque est « extraordinaire » dans la vie de ce personnage truculent ». Cette remarque acquiert d’autant plus de force en 2019 quand on sait le prix Nobel alternatif accordé en 2018 à la même Maryse Condé : la mise en perspective des deux auteurs concourt donc après coup à leur insu à la notoriété de Victor Sabardin.

On le retrouve, dans son ouvrage, sur la photo suivante aux côtés de Mme Penchard, alors ministre des Outre-Mer. La page précédant la photo célèbre ironiquement la fierté de l’écrivain d’être ainsi en photo aux côtés d’une ministre, fierté qui se moque en creux de la prétention au paraître des Guadeloupéens [38]. Cependant, la présence même de cette photo en page suivante, qui fait suite à l’article de L’Express et aux photos prises avec Lurel, performe véritablement son acte de naissance en tant que personnalité, ou écrivain devenu incontournable sur la scène politico-littéraire guadeloupéenne. De fait, la ministre a bel et bien accepté de poser avec lui, dans la mesure où il est devenu « Monsieur Sabardin ». Certes, c’est par hasard (selon ses dires), qu’il est « arrivé au même moment que notre Ministre des DOM » [39]. Mais la photo, même obtenue avec le concours du destin, devient instrument de provocation et de légitimation de sa position, voire de sa posture d’écrivain. La « posture postcoloniale de l’écrivain », à laquelle il a été précédemment fait référence, correspond parfaitement à celle que Victor Sabardin assume ici, à travers ce dispositif qui joue sur la prétérition : il fait ce qu’il dit ne pas vouloir faire, pour parfaire son « ethos » d’écrivain. En suggérant par les photos une légitimité déjà instaurée, il la proclame et l’assoit en retour par un effet de feed-back.

Par ce jeu de renvoi/dénégation qui s’institue entre ses assertions et les photos insérées, Victor Sabardin crée un dispositif de scène performatif extrêmement efficace, toujours sur le mode de la provocation humoristique.

Une dernière remarque : les lignes qui suivent les photos de lui avec Lurel correspondent à l’insertion d’une lettre adressée à M. Boulogne, « blanc pays » et professeur de philo, lettre à la fin de laquelle Victor Sabardin lui précise qu’ils ont des ancêtres communs, le renvoyant à la possibilité de se renseigner auprès de sa famille et sans lui fournir de preuves. Après avoir donné dans la « parade nuptiale » avec Lurel, Victor Sabardin, enfant d’un père mort avant sa naissance, écrit son « roman familial » :

 

Sachez en outre Monsieur et pour clore cette polémique stérile, que ma grand-mère paternelle a été rejetée d’une faille de blancs créoles avec son bâtard dans le ventre. Grand-mère paternelle, bonne à tout faire de son état ; tout faire, même se faire culbuter de temps en temps par son maître en état de rut. Une famille, qui selon mes recherches, aurait un lien ténu de parenté avec vous [40].

 

En nouant un lien de parenté (très possible mais non prouvé du point de vue de l’Etat-Civil) avec un professeur de philosophie blanc, Victor Sabardin performe une nouvelle fois son identité, qu’il extrait de sa gangue de « nègre fou » pour lui donner une valeur dépassant les barrières sociales et raciales, une valeur aux couleurs du cimetière de Morne-à-l’Eau, blanche et noire à la fois (Fanon est d’ailleurs cité dans le texte auquel il a été fait allusion et qui précède la photo avec la ministre). Ainsi sont peu à peu mises en place, désignées, fabulées parfois, suggérées par les juxtapositions textes/photos, des identités plurielles qui viennent finalement en retour donner corps à l’image du fou : tribun, détracteur, justicier, humaniste, agriculteur, noir, écrivain, mais aussi « blanc pays », écrivain égal des plus grands.

Doit-on lire dans cet éclatement identitaire une auto-aliénation ? Ou au contraire l’exhibition spectaculaire d’une diversité intérieure née de l’histoire coloniale, du processus de créolisation et d’une situation sociale complexe dans laquelle l’enfant déjà rebelle refusait d’être un « besogneux-studieux », conscient de l’aliénation que représentait l’apprentissage du « nos ancêtres les gaulois » ?

La force et l’originalité, ainsi que la puissance suggestive de ce dispositif résident dans l’impossibilité de le résumer, de le simplifier ou d’en tirer une conclusion radicale. En ce sens, il s’inscrit bien dans la perspective d’une « "nouvelle écriture cosmopolite" » [41], créateur de « textes favorisant la traversée des frontières (génériques, sociales, culturelles, historiques), le goût de la provocation, de riches dimensions intertextuelles et critiques » [42].

L’impossibilité de démêler le vrai du faux, ni la fiction de la réalité dans ces écrits autobiographiques, la mise en spectacle de soi destinée à asseoir une légitimité à laquelle il ne se donne pas vraiment le droit de prétendre [43] et qui rend visible autant qu’elle la performe, sa notoriété, tous ces éléments désintègrent l’autobiographie pour conférer à l’auteur le statut de « personnage », conformément à la définition de Philippe Forest [44] :

 

Qui raconte sa vie la transforme fatalement en roman et ne peut déléguer de lui-même à l’intérieur du récit que le faux-semblant d’un personnage. Ou plutôt il faudrait dire : « ma vie n’existe qu’à condition d’être déjà du roman » et, « Moi-même je n’y existe qu’à condition d’y figurer depuis toujours à la façon d’un personnage ».

 

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[34] Désormais MIF.
[35] MIF, p. 76.
[36] Couple que l’onomastique redouble, car les prénoms se font écho : Victor Sabardin et Victorin Lurel.
[37] J. Meizoz souligne que « La célébrité visuelle constitue une valeur concurrente à la reconnaissance littéraire par les pairs, fondée quant à elle sur le prestige de l’œuvre jugée par des professionnels » (conférence citée, p. 4).
[38] « Voyez comme je bande d’être en compagnie d’une Ministresse.
Voyez comme je hiérarchise l’être humain.
Voyez comme je suis tendance.

Voyez mes frères comme je suis l’image de votre image » (p. 87).
[39] MIF, p. 89.
[40] Ibid., p. 80.
[41] Neil Lazarus cité par A.Mangeon, « Introduction » à l’ouvrage Postures postcoloniales, Op. cit., p. 12.
[42] A. Mangeon, « Introduction », Ibid.
[43] Victor Sabardin aurait ainsi décliné une proposition de publication des éditions Gallimard.
[44] Ph. Forest, Le Roman, le réel et autres essais, Allaphbed 3, 2007, p. 118.