Images du fou et quêtes de légitimité dans
l’œuvre autobiographique de Victor Sabardin
- Karine Bénac-Giroux
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Ce personnage qui va s’étoffer peu à peu, est en fait matérialisé à travers les premières et quatrièmes de couverture. La première de couverture de Journal atypique est un tableau peint par sa fille Babeth, auteure de la lettre à l’origine de l’ouvrage, tableau intitulé « Névrose » et qui représente un visage se rongeant les ongles. Il suggère l’angoisse et le stress, et évoque immédiatement le malaise. Par ailleurs, le visage est blanc très bleuté. Cette couleur, en écho au titré évoque en creux l’ouvrage de Fanon, Peau noire masque blanc, et suggère par métonymie que le visage peint est un masque, une composition, évoquant à la fois les origines métisses de Victor Sabardin (son grand-père blanc), et le visage blanc des clowns dont il se revendique implicitement (on trouvera sur la quatrième de couverture de Lyannaj incongru une reproduction d’un tableau représentant un clown).
Le tableau de la première de couverture constitue donc un gros plan sur un visage, qui apparaît comme une représentation métaphorique des affres du fou et un jeu indiciel sur le masque et la question des origines et de la couleur. La quatrième de couverture, qui est constituée par une photo de l’auteur en pleine séance d’écriture dans son champ de melon, joue sur l’effet de réel mais dissimule le visage, qui disparaît sous le chapeau, autre masque. De fait le chapeau réapparaît sur chaque photo, et compose un accessoire fondamental du costume du fou/clown endossé par Victor Sabardin dans ses apparitions en société et/ou dans les médias. Cette photo met donc en scène l’écrivain/agriculteur, dont l’identité disparaît derrière l’acte d’écrire : ainsi peut-on considérer que cette photo matérialise la difficile question de l’élucidation du soi, dont VS ne cesse d’affirmer qu’il lui échappe, autant qu’il échappe à ses enfants. En ce sens, l’expression « nègre fou » renvoie à une double opacification ou aliénation.
Le roman autobiographique de La Cité des chiens comporte sur sa première de couverture un autre tableau de sa fille Elisabeth, commandé spécialement pour illustrer l’ouvrage. Désormais on voit un personnage presque entier, portant un collier de crapauds autour du cou. Il s’agit de Pierrepont, dont Victor Sabardin raconte que, guetté par des jeunes gens du quartier, il se réveillait avec un collier de crapauds autour de cou (animal qu’il avait en horreur) à chaque fois qu’il buvait trop. Le visage allongé du personnage qui n’est pas sans évoquer celui du Cri de Munch, les mains démesurées se déployant au premier plan, la représentation en diagonale du corps ainsi que les deux pans de murs l’encadrant et suggérant l’enfermement, tous ces éléments suggèrent la folie. Ce tableau fait écho au sous-titre, « La mémoire aliénée ». La mémoire aliénée suppose à la fois l’idée d’une mémoire rendue folle et l’idée d’une mémoire qui n’est plus maîtresse d’elle-même, qui est envahie par des images non désirées :
Si j’avais la possibilité d’effacer certaines choses, d’éloigner certains souvenirs de ma mémoire, je choisirais d’abord certains visages cités dans Journal atypique d’un nègre fou, certains noms. Je garderais au chaud mes souvenirs d’enfance car j’y tiens.
L’expression « mémoire aliénée » renvoie donc au projet du roman autobiographique : refuser le politiquement correct, raconter une autre Guadeloupe, la Guadeloupe malade des années 1960, marquée par la misère, la souffrance et l’agressivité des habitants, une Guadeloupe oubliée par la France, la Guadeloupe vue d’en bas [18]. Il s’agit presque de « décoloniser la mémoire » [19], et surtout celle des lecteurs, au premier chef de ses enfants, qui pourraient plaquer sur la Guadeloupe des images idylliques et stéréotypées. La photo qui représente l’auteur sur la quatrième de couverture montre cette fois son visage, sous un chapeau noir. La paternité de l’œuvre paraît plus assumée, et de fait elle est en lien avec le dernier texte de La cité des chiens, texte matrice selon nous, dans lequel Victor Sabardin célèbre sa renommée enfin acquise, son changement de statut :
16 octobre 1999. 13 heures.
Invité du journal télévisé de RFO pour la rentrée littéraire. (…)
Mon mal aux chevilles ? La faute aux chaussures sûrement ! (…)
On m’invité, m’offre à boire, je ne suis plus Idos, mais monsieur Sabardin.
Je l’avoue, un bouton a sauté à ma braguette, j’érecte, salive du bas d’orgueil. Je suis, j’existe [20].
Le symbolisme des couleurs doit être souligné : chapeau blanc en Guadeloupe/noir en France. Est rappelé ainsi le damier de ses chaussures, évoquant lui-même symboliquement le cimetière de Morne-à-l’Eau [21]. Au-delà de la revendication de dépassement des couleurs et des préjugés raciaux portée par ce jeu de couleurs, on pourrait imaginer que ce choix du chapeau est indiciel : en France hexagonale, le guadeloupéen arbore sa négritude/en Guadeloupe, il rappelle son métissage. Où est l’envers, où est l’endroit ? Où est le nègre, où est le métis ? Chapeau noir, masque blanc.
Mise en scène de soi et sacralisation.
D’un ouvrage à l’autre, la première de couverture évolue vers un plan d’ensemble ; sur MIF, c’est désormais Victor Sabardin lui-même que l’on voit, avec son chapeau blanc et ses chaussures aux couleurs du cimetière de Morne-à-L’eau, posant bien habillé dans son champ de melon. D’une part on peut noter un système implicite de renvoi à la couverture de CC : les lignes verticales se retrouvent en effet dans les rangées de melon, au milieu desquelles les deux personnages sont plantés. De plus, si l’on se souvient que le verbe « délirer » signifie étymologiquement « sortir du sillon », on peut y voir également un clin d’œil au titre de l’ouvrage : « Mon île devenue folle ». Le costume du fou est ici complet, et d’ailleurs en décalage apparent avec le lieu : les champs de melon. En même temps, la photographie vise à légitimer le statut de l’écrivailleur-agriculteur (il est donc bel et bien agriculteur), statut qui est apposé sur les cartes postales distribuées avec le livre. L’axiologie du terme « l’écrivailleur » le situe un cran au-dessous des connotations de celles du terme « écrivain », le sacre n’est pas encore complet. Deux conclusions peuvent s’imposer : le changement de statut du « nègre fou » jusqu’à « l’écrivailleur-agriculteur » et sa reconnaissance sociale s’accompagnent de l’évolution iconographique, du plus symbolique et resserré (l’espace familial d’où provient l’œuvre) au plus réaliste, même s’il s’agit d’un réalisme incongru (la photographie de l’auteur bien habillé au milieu de ses champs). De plus, l’apparition du champ renvoie au rôle actif de l’île dans le titre (« Mon île devenue folle à rendre fous même les fous ») : l’île est désormais en partie responsable de la folie de l’auteur, déresponsabilisation qui pourrait paradoxalement justifier en creux son passage de l’état de « nègre fou » à « écrivailleur-agriculteur », le statut d’écrivain étant désormais autorisé par cette folie généralisée. En bref, le costume du fou devient désormais le symbole du passage d’un statut à un autre, tandis que la représentation du clown sur la quatrième de couverture rappelle assez discrètement l’identité première.
[18] A. Mangeon, dans son "Introduction" à l’ouvrage Postures postcoloniales, Karthala, 2012, p. 9, résume la pensée de Neil Lazarus en ces termes : « La posture postcoloniale serait donc ‘le passage de formes élitaires (c’est-à-dire axiomatiquement élitistes) à des formes populaires de représentation’, ou pour le dire autrement : ‘des histoires vues d’en-bas’ ».
[19] Nous adaptons ici la formule du collectif Décolonisons les arts !, L. Cukierman, G. Dambury et F. Vergès (dir.), Paris, L’Arche Editeur, 2018 : « Mais sentons-nous libres de choisir les formes que nous voulons développer. Refusons d’être assigné.es.s à des thèmes, à des problématiques ou à des formes. Délivrons-nous de la politique de la respectabilité, du désir « d’en être » au prix de compromissions qui nous détruisent. Dans un monde fait d’obstacles, d’incertitude, d’arbitraire, développons une critique méthodologique, épistémologique de la colonialité et décolonisons les arts pour dépasser la déshumanisation qui a été au cœur d’une modernité devenue hégémonique. », F. Vergès, « Décolonisons les arts ! Un long, difficile et passionnant combat », p. 135.
[20] CC, p. 148.
[21] Cimetière dans lequel les tombes sont noires et blanches, évoquant des damiers.