Images du fou et quêtes de légitimité dans
l’œuvre autobiographique de Victor Sabardin
- Karine Bénac-Giroux
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Victor Sabardin, né en 1946, se définit comme un « écrivailleur-agriculteur » [1] guadeloupéen. Avec Journal atypique d’un nègre fou, paru en 1999 [2], il signe sa première œuvre autobiographique qui sera vendue à près de 3000 exemplaires en Guadeloupe. Il s’agit d’une prise de parole en première personne, destinée à répondre à la lettre que sa fille métisse lui a adressée depuis l’Hexagone pour tenter d’élucider le mystère paternel :
Parfois, quand je pense à toi, je me demande finalement après quoi tu cours. Il y a tellement de choses que je ne connais pas de toi. Rien sur ton enfance, rien sur ton père ; même ta mère est une inconnue. (…) Côté paternel, c’est le vide. J’aurais aimé parler ton patois, connaître les gens de l’île, la culture, la cuisine… bref, toute une partie de moi dont je me sens amputée [3].
Avec La Cité des chiens, deuxième volet de l’œuvre, il acquiert une certaine renommée dans son île [4], laquelle lui vaudra bientôt sa photo dans l’Express, qui titre « Les 100 qui font bouger la Guadeloupe » [5].
Titulaire du certificat d’études, s’embarquant dans la marine, devenu infirmier, Victor Sabardin retourne en Guadeloupe en 1979 [6], où il se lance dans l’agriculture, et notamment le melon. A cette date il est toujours membre du groupement d’agriculteurs « Le Flamboyant », qui travaille avec les melons « Philibon » (à Moissac).
Le pari de Victor Sabardin consiste à prendre la plume en tant qu’ « autodidacte » pour (se) prouver, ainsi qu’à un public peu habitué à de tels usages, qu’on peut écrire sans être diplômé du supérieur [7]. Il s’agit bien entendu également d’une tentative d’élucidation d’une identité qui lui échappe, comme il le constate dans une formule superbe : « Je suis un passager clandestin de ma propre vie » [8]. Celle-ci suggère une scission entre celui qui agit, et celui qui pense et observe. Cette scission, qui rappelle le terme dont se pare Sabardin, « le fou du roi », fait écho à son court séjour à Saint-Claude, en psychiatrie [9], et lui permet en même temps de revendiquer une parole excentrique/excentrée, une parole marginalisée et autorisée à dévoiler l’envers de la vie sociale et politique guadeloupéenne, qu’il connaît et suit activement.
Dans cet ensemble d’ouvrages autobiographiques (4 au total, les deux derniers échappant à cette catégorie), la quête de soi paraît concomitante avec celle d’une légitimation qui lui conférerait définitivement le statut d’écrivain. Cependant, ce désir de légitimité n’est pas simplement l’objet d’un désir, conscient ou inconscient, ou d’un fantasme.
La poursuite de la légitimité est en réalité partie inhérente de la construction du dispositif autobiographique : sur les plans technique, pragmatique et symbolique, elle est matérialisée par le travail de l’iconographie en deux temps : tout d’abord, les titres et illustrations de ses ouvrages mettent l’accent sur sa « folie », réelle, prétendue, revendiquée ou encore stratégique ; ceci occasionne la construction de l’ethos [10] de l’écrivain et l’émergence d’un « personnage» social hors-norme, le fou, habilité symboliquement à dénoncer l’envers des choses. La construction de cet ethos vient fonctionner comme une sorte de légitimation du droit à prendre la parole de façon irrévérencieuse dans les deux premiers ouvrages [11]. Une analyse de l’iconographie des couvertures montrera dans les deux ouvrages suivants [12] la représentation symbolique d’une légitimité grandissante (peu à peu séparable du personnage [13] de fou), au profit de l’émergence d’un nouveau personnage, celui de « l’écrivailleur-agriculteur ».
La matérialisation de la légitimité grandissante est également construite grâce aux insertions de discours légitimant de personnalités littéraires de la Guadeloupe, venant suggérer, cautionner et faire advenir l’écrivain, ainsi qu’aux échanges que Victor Sabardin instaure avec ses lecteurs, reconnus ou obscurs ; enfin, l’iconographie instaure un dialogue entre l’écrit et l’image, au profit d’une mise en scène de soi qui contribue peu à peu à construire l’« entrée en scène » [14] de l’écrivain, pour reprendre la formule de Jean Meizoz, dont l’analyse s’applique parfaitement bien aux différentes apparitions de Victor Sabardin sur la scène publique.Notons que le lecteur, lui-même, mis en scène et sommé de contribuer au métadiscours sur l’auteur, participe également, parfois à son corps défendant, à la construction de la légende sabardinienne [15].
La construction de l’ethos de l’écrivain et la matérialisation de sa légitimité : la mise en spectacle du fou dans les couvertures
La mise en images du fou sur les couvertures
Les titres de trois de ses ouvrages mettent au centre le terme de folie : « Journal atypique d’un nègre fou », « La cité des chiens. La mémoire aliénée », et « Mon île devenue folle, à rendre folle même les fous ». Ces trois titres comportent cinq occurrences du terme « fou » ou de ses déclinaisons, et un adjectif, « aliéné », qui relève de la même isotopie. Cette référence omniprésente à la folie inscrit déjà Victor Sabardin dans une tradition littéraire consistant à dévoiler l’envers du monde. L’auteur cependant ne s’y inscrit pas, répétant à l’envie qu’il est « autodidacte ». Il répète plusieurs fois cependant qu’il agit en « fou du roi ». On peut alors voir dans l’expression « nègre fou » une redondance : le terme nègre, fortement connoté en lien avec les préjugés de couleur toujours présents aux Antilles actuellement, constitue ici une revendication, celle d’une appartenance à la catégorie des afro-descendants - le terme « neg » s’emploie toujours couramment en créole aux Antilles par opposition aux indiens, descendants des travailleurs indiens venus au XIXe siècle.Il s’agit donc d’une revendication de marginalisation par rapport à la France hexagonale, au sens où le terme « nègre » ne s’y emploie plus que pour évoquer les termes propres à la période esclavagiste [16]. L’auteur joue également avec l’expression « être le nègre d’un écrivain », en suggérant ici qu’il est son propre nègre, ce qui constitue par glissement métaphorique l’idée d’un dédoublement interne à sa voix énonciative.
L’expression « nègre fou » suppose donc un individu qui échappe à toute norme sociale et langagière. Dans Journal atypique, Victor Sabardin explique son bref passage à l’hôpital psychiatrique par le fait que le suicide prévisible d’un de ses grands amis qui s’était confié à lui, n’a pas été finalement empêché. Cet épisode de folie, qui est présenté comme une sorte de « crise », recouvre finalement l’idée d’une liberté langagière quasi-totale donnant naissance à un personnage insolite, extrême dans ses actes et dans ses propos, dans une société marquée par « l’interconnaissance » et la peur du qu’en dira-t-on qui y est fréquemment associée [17].
[1] Auteur de Journal atypique d’un nègre fou. La Guadeloupe est malade, Ivry-sur-Seine, Nouvelles du Sud - Yaoundé, Silex, 1999 ; La Cité des chiens. La mémoire aliénée, Ivry-sur-Seine, Nouvelles du Sud - Yaoundé, Silex, 1999. La Chienlit irrespectueuse. Prurit buccal masturbatoire au degré zéro, Ivry-sur-Seine, Nouvelles du Sud - Yaoundé, Silex, 2005 ; Recueil de pensées maximes, autres citations et délires à la con, Ivry-sur-Seine, Nouvelles du Sud - Yaoundé, Silex, 2005 ; Mon île folle, devenue folle à rendre fou, même les fous, Saint-Estève, Les Presses littéraires, 2010 ; Lyannaj incongru avec ma cousine évangélique Avocate de l’Eternel ?, Saint-Estève, Les Presses littéraires, 2010.
[2] Désormais JA.
[3] JA, p. 9.
[4] « En écrivant Journal atypique d’un nègre fou, je ne m’attendais pas du tout à ce que ce témoignage trouve une si large audience, un accueil aussi favorable de la part des habitants de Saint-François et de la Guadeloupe ». La Cité des chiens. La mémoire aliénée., Ivry-sur-Seine, Nouvelles du Sud - Yaoundé, Silex, 1999, p. 15. Désormais CC.
[5] L’Express, n° 2541, 16 marx 2000.
[6] « 1964 marque mon arrivée en France par la voie maritime : 1979 marque mon retour en Guadeloupe par la voie des airs. Très vite je me suis rendu compte que quelque chose tournait mal dans mon pays. Ma défunte mère fut la première choquée que je ne veuille pas accepter un poste d’infirmier à l’hôpital général. Je l’avais annoncé, je voulais me lancer dans le secteur de la pêche ou de l’agriculture, voire les deux. », JA p. 29.
[7] Propos tenus lors d’un entretien avec Victor Sabardin mené en 2011 à Saint-François (Guadeloupe).
[8] « Le 28 mars 1999
Ma fille.
Quoi te dire ?
Voilà plus de 15 ans, j’ai reçu une lettre de ton frère Raphaël.
– Papa, qui es-tu ? me demandait-il.
– Aujourd’hui, tu me poses la même question. Je te réponds :
– Il faudrait que je me sache ; d’autant plus que je suis un passager clandestin de ma propre vie. »,
JA p. 12.