Images du fou et quêtes de légitimité dans
l’œuvre autobiographique de Victor Sabardin

- Karine Bénac-Giroux
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Enfin, la figure de l’auteur s’efface totalement sur la photo de couverture de Lyannaj incongru avec ma cousine évangélique. Avocate de l’Eternel ? au profit de l’île : il s’agit de la pointe-des châteaux, à Saint-François, commune de naissance de l’auteur. Par métonymie, le lieu renvoie désormais à l’auteur, le désigne, le fait advenir. De fait, c’est bien avec cet ouvrage que Victor Sabardin obtient de ses lecteurs, lettrés ou non, connus ou inconnus, la reconnaissance de son statut d’écrivain. Une grande partie de cet ouvrage repose en effet sur la publication d’une série d’échanges ayant eu lieu sur le site Caribcreole, à compter du 10 avril 2009 à 18h27. Un texte anonyme (écrit par Victor Sabardin) a été posté (avec l’accord de Victor Sabardin), et il était proposé au propriétaire du site de demander à des gens de lettres de donner leur avis. De plus, tout visiteur du site était amené également à donner le sien. A la suite de ces avis, Victor Sabardin répondait à chacun dans un échange publié presque in extenso. Ainsi la photo de couverture, qui propose un élargissement du point de vue et l’effacement de l’écrivain, répond en somme symétriquement à l’élargissement de la figure de l’écrivain devenu dans son île aussi bien centre de la controverse (autour d’un texte très créatif mais osant des termes scabreux peu usités en Guadeloupe) que le destinataire de toutes sortes d’éloges et de consécrations [22].

 

Dimension pragmatique et symbolique du dispositif au service de légitimation : le rôle des lecteurs dans la naissance de l’écrivain, où « comment j’ai achevé de me décomplexer sur le plan littéraire » (Victor Sabardin)

 

C’est dans Lyannaj incongru que va s’achever le « sacre de l’écrivain ». Ce livre n’est pas à franchement parler un ouvrage autobiographique, ou en tout cas d’un autre format. Il s’agit, on l’a indiqué, de la publication d’un ensemble d’échanges de mails entre les internautes et Victor Sabardin, à quoi fait suite l’échange de commentaires avec sa cousine « évangélique ».

Le texte soumis à la lecture par Victor Sabardin est un texte provocateur au sens où il joue sur les connotations érotiques et argotiques des mots pour suggérer son goût de la langue. Sont proposées ensuite les réactions des personnalités du monde littéraire, écrivains ou journalistes parfois très reconnus (Raphaël Confiant). Leur texte est adossé à une photo, qui permet d’ancrer le témoignage dans un effet de réel. Trois des cinq personnalités élèvent plus ou moins directement Victor Sabardin au rang d’«écrivain », l’un vante ses qualités d’écriture, un autre est enthousiaste mais sur un mode ambivalent, le dernier est très critique. Raphaël Confiant, professeur des universités (Université des Antilles, Pôle Martinique, et romancier prolifique) propose une critique virulente en créole, tandis que Frantz Succab, journaliste guadeloupéen, lui refuse l’épithète d’intellectuel pour insister sur « l’autodidacte », le « self made man ».

Dans l’ensemble, ces témoignages jouent un rôle fondamentalement performatif : il s’agit de faire passer l’auteur du côté des « écrivains », de façon définitive en somme, conformément à la visée de la scénographie d’une œuvre, qui est « l’inscription légitimante d’un texte stabilisé » [23] :

 

La scénographie d’une œuvre est elle-même dominée par la scène littéraire. C’est cette dernière qui confère à l’œuvre son cadre pragmatique, associant une position d’ « auteur » et une position de « public » dont les modalités varient selon les époques et les sociétés [24].

 

Le premier public étant ici constitué par des VIP de Guadeloupe et des Antilles en général, on peut conclure sur le fait que « […] l’œuvre littéraire lie en effet ce qu’elle dit à la mise en place des conditions de légitimation de son propre dire » [25]. Ces dernières sont globalement mises en place, avec un bémol de taille : la critique majeure que Raphaël Confiant propose en créole de ce texte, qu’il traite de « tèbè », terme très injurieux [26]. La réponse de Victor Sabardin à Confiant met l’accent sur deux points : selon lui Confiant savait de qui était le texte (ce qui sous-entend qu’il s’agirait d’une critique ad hominem, d’un règlement de comptes entre eux), d’autre part il rappelle que Confiant et lui ont chacun été situés de part et d’autre de la barrière sociale, lui, Victor Sabardin, appartenant au camp « populaire », l’autre Confiant, appartenant à la bourgeoisie (malgré des points communs). Terminant sur « Nous ne partageons pas les mêmes valeurs » [27], il élimine en somme symboliquement la critique de Raphaël Confiant, renvoyé du côté de ceux qui jugent d’après la norme à laquelle VS, en tant que fou-autodidacte ou écrivailleur-agriculteur entend échapper.

Cette controverse va ensuite être reprise par les internautes, qui le plus souvent vont se ranger du côté de Sabardin en critiquant Confiant. Surtout, l’ensemble des internautes le qualifient d’écrivain et, commentant ses œuvres, son style, font bien de lui à la fois l’objet et le destinataire de leurs discours. L’œuvre toute entière devient ainsi une sorte d’énorme métadiscours sur le style et l’œuvre d’un écrivain accrédité cette fois par ce qui apparaît comme un échantillon convainquant de la société guadeloupéenne.

Notons toutefois « l’additif puéril et scatologique » de Victor Sabardin [28] qui est une réponse à Episode [29]. Ce dernier ou cette dernière lui reproche d’avoir dit de Raphaël Confiant qu’il était d’accointance avec les békés [30] et ajoute :

 

Oui, Sabardin est un écrivain publiant presque à compte d’auteur, et ce n’est pas faute d’avoir adressé ses manuscrits – qui se veulent spirituels ou dérangeants – à la terre entière.

 

Sabardin lui répond alors :

 

Je n’ai jamais adressé de manuscrit à qui que ce soit pour être édité sinon qu’à mes amours mortes avec Paul Dakeyo. (…) Remerciements tout de même d’être passé me concernant, sans désemparer en quelques lignes, de « écrivain » à écrivain. Je me considère moi, comme étant un scribouilleur et du reste me qualifie de, écrivailleur Tout ça pour vous dire qu’écrivain entre guillemets convient totalement au médiocre noircisseur de feuilles que je suis.

 

Ici, l’humilité affichée vient en contradiction avec la situation d’énonciation, très ostentatoire, dans laquelle Sabardin est l’objet des interventions des internautes ainsi que leur principal destinataire – Victor Sabardin répond d’ailleurs personnellement à un grand nombre d’interventions. La modestie de « l’écrivailleur » est donc inversement proportionnelle à sa reconnaissance littéraire, qui ne fait plus de doute dans l’esprit du lecteur, à la fin de sa lecture. L’insertion des textes des personnalités en tête suffit déjà à annoncer le projet sous-jacent de légitimation, cependant que son redoublement par le dialogue des internautes crée une scénographie où se noue une cohésion sociale revendiquée et affichée autour de la consécration de Victor Sabardin.

Remarquons toutefois une contradiction avec sa réponse précédente [31] où il écrivait : « [...] Je me fais un devoir de publier à compte d’auteur. Cela me permet d’offrir un livre à mes amis sans réclamer le paiement. J’ai en outre à vous dire avoir refusé une dizaine de propositions d’éditeurs ». Ici se construit l’ethos [32] d’un auteur généreux, prodigue et désintéressé, mais également celui d’un auteur changeant de stratégie au risque de se contredire. Quel sens donner à ces propos ? quand l’auteur dit-il la vérité ? Le sens échappe, cependant que la visée pragmatique légitimante triomphe. En ce sens, ce texte autobiographique relève bien de l’autofiction, « ou tendance naturelle du récit de soi à se fictionnaliser » [33], au sein de laquelle l’auteur-héros-narrateur, tout en prétendant ne dire que le vrai, propose des variations imaginaires de situations possiblement vécues dans son accession au métier d’écrivain.

 

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[22] « J’aime passer le p’tit doigt à l’intérieur du string du A pour a-bai-sser le D dans une fange dégoûtante.

J’aime violer le violet des mots mauves.
J’aime faire rougir les fades pétasses fardées bon chic bon genre avec leur pétase sur le crâne. J’aime déboutonner, mettre le pouce dans le trou du Q.
J’aime choquer les pudibonds. (…)
J’aime cabosser, néologismer cette putain de langue jamais apprise » Lyannaj incongru (désormais LI), p. 17.

[23] D. Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Dunod, p. 123.
[24] Ibid.
[25] Ibid., p. 122.
[26] « Franchman, an pa ka vwèkimoun kip é maké on bitenvilgè é tèbèkon sa », LI, p. 28.
[27] Ibid., p. 30.
[28] Ibid., p. 91.
[29] Ibid., p. 22.
[30] Les descendants des colons en Martinique.
[31] LI, p. 82.
[32] « Le texte est toujours rapporté à quelqu’un, une origine énonciative, une voix qui atteste ce qui est dit (…). Il s’agit plutôt de prendre acte de la manière dont la scénographie gère sa vocalité, son inéluctable rapport à la voix. (…) Le « garant » (représentation de l’énonciateur construite par le coénonciateur) possède un caractère et une corporalité… ».
[33] P. Gasparini, « De quoi l’autofiction est-elle le nom ? », conférence citée.