De l’autobiographie à l’autofiction
cinématographiques : l’art du double je(u)

- Rémi Fontanel
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6 7

Fig. 6. Maïwenn, Pardonnez-moi, 2006

Fig. 7. Maïwenn, Pardonnez-moi, 2006

Fig. 8. G. Gallienne, Les Garçons et Guillaume, à table !, 2013

Dans Pardonnez-moi de Maïwenn (2006), la démarche de la cinéaste qui est également présente dans son film, provoque un glissement vers une autofictionnalisation dès qu’elle décide d’acheter un caméscope pour filmer ses proches, mettant en place une quête de vérité que le film dans le film viendra peu à peu dévoiler. Le film qui nous est proposé est ainsi débordé et nourri, de l’intérieur, par un autre. Il est intéressant de noter que lorsqu’elle achète son appareil, Violette (interprétée par Maïwenn) explique au vendeur qu’elle souhaite réaliser un documentaire sur sa famille. Maïwenn fait une fiction à partir d’un désir de documentaire porté par le personnage qu’elle incarne au sein des deux films (elle est présente aussi dans les images qu’elle tourne au contact de ses proches). Ce choix permet à Maïwenn de préserver une distance et de faire de son récit un fantasme, une fiction qui reposent sur le principe de la réparation par le règlement de comptes. Caméra au poing, elle va aux devants des siens et fait éclater la vérité en mettant au jour les secrets d’une famille dont les membres sont interprétés par des acteurs. Maïwenn explique sa démarche et le recours à la fiction ainsi :

 

Cette histoire, c’est mon fantasme. Dans le film, mon personnage s’appelle Violette car ce n’est pas réellement moi dont il s’agit. Ce qu’elle vit est tout ce que j’aurais aimé qu’il m’arrive. Je pars d’un fait réel, les problèmes avec mon père qui ont existé, pour faire au cinéma ce que je n’ai pas eu le courage de faire dans la vie [39].

 

Maïwenn ne stratifie pas les temporalités ; elle les interconnecte. Elle convoque le passé en le confrontant à un présent qui n’a de réalité qu’au travers du réel (celui du tournage et du récit) qui lui-même résulte d’une recherche, d’un espoir, d’un désir (un futur libéré du passé). Il s’agit d’une transfiguration temporelle, propre à l’autofiction qui, par des dispositifs divers, rabat sans cesse le passé sur un présent qui plonge la cinéaste, via sa position actorale, dans la quête intime de ses propres démons. Le « je » éclate notamment lorsqu’elle débarque à l’improviste chez son père (joué par Pascal Gréggory). Stupéfait, il est le spectateur impuissant de la scène provoquée par Violette qui utilise une poupée (figs. 6 et 7). Cette dernière, malmenée, c’est Maïwenn qui subit alors les violences et les humiliations d’un père qu’elle va affronter, regarder en face et à qui elle va exprimer sa douleur. L’objet transitionnel convoqué dans cette scène est le levier qui engage l’autofictionnalisation du récit. À travers l’enchâssement narratif de plusieurs « je » qui la ramènent vers elle-même, Maïwenn se libère d’un « moi » : elle est Violette mais elle joue surtout le rôle de son père qui manipule la poupée, position qui est le moyen de mettre à nu sa souffrance – c’est une amie qui filme la scène au caméscope, ce qui positionne Maïwenn comme actrice de cette mise en scène très théâtralisée au sein de laquelle le passé se libère en se jetant dans le présent. Le montage est ici le moyen d’articuler les deux régimes d’images (les images du film de la fiction et celle du documentaire tourné par Violette). En résulte un « effet de réel » qui n’évacue pas le régime fictionnel mais qui le requalifie par la performance de l’actrice qui semble sortir d’elle-même en accouchant d’un traumatisme propre à la personne qu’elle est, tout en restant habitée par son personnage.

Comme Maïwenn, Guillaume Gallienne a d’abord raconté son histoire au théâtre avant de se tourner vers le cinéma (dans Pardonnez-moi, le film démarre dans les coulisses du Café de la Gare où Maïwenn a longtemps proposé son spectacle). Tout en préservant une forme de contact avec la scène à plusieurs moments dans Les Garçons et Guillaume, à table !, Guillaume Gallienne se raconte en ayant recours aux voies réflexives et performatives qu’offre le cinéma. Le cinéaste interprète un personnage (Guillaume) mais s’applique aussi à le mettre en scène en tant que narrateur de sa propre histoire (les moments où il est sur les planches s’adressant à un public fictif donc à nous spectateurs sont au cœur de ce dispositif). Dans ce film qui traite du rapport à la mère, de la découverte sexuelle et de l’amour des femmes en général, l’acteur choisit d’interpréter sa propre mère (fig. 8). Ce dédoublement figuratif explicite l’idée qu’un personnage puisse se construire à travers un.e autre et s’imposer comme l’axe central du d’un projet autofictionnel, « labyrinthe de faux miroirs et de vrais-faux semblants. (…) Jeu est un(e) autre, figure-toi » [40]. La mise en scène oblige ainsi le spectateur à intégrer ce transfert à travers l’éclatement d’une identité qui ne repose plus seulement sur la présence de figures représentantes d’un ordre textuel et discursif. Ce type de configurations permet, grâce aux possibilités réflexives qu’offre le cinéma, de complexifier le visible sans l’abstraire pour autant.

C’est tout le projet de Richard Pryor dans Jo Jo Dancer, Your Life is Calling (1986). Richard Pryor était acteur, humoriste, scénariste et producteur américain tourné vers le stand-up. Dans ce film, le personnage se nomme Jo Jo Dancer et non Richard ; cependant, Richard apparaît à quatre reprises sous la forme d’un double telle une conscience qui se rappelle à Jo Jo contraint de gérer la notoriété et ses effets (dépression, drogue, alcool, etc.). C’est comme si la personne (Richard) se rappelait à l’existence du personnage (Jo Jo) ; un personnage médiatique dépassé par les conséquences d’une célébrité qu’il ne parvient pas à gérer. Le « je » se double d’un « moi » exposé car présent à l’image, engageant ainsi un double « jeu ». La mise en scène permet d’adjoindre au récit de soi l’idée d’un récit par soi. À la fin du film, les deux corps fusionnent (au sens propre) grâce un effet de surimpression, sur un lit d’hôpital… Signe on ne peut plus visible d’une réconciliation intérieure, d’un apaisement psychique, d’une unité enfin retrouvée.

 

>suite
retour<
sommaire

[39] Entretien avec Maïwenn, Cinémotions, 18 novembre 2006 (site disparu le 7 juin 2018).
[40] G. Lefort, « "A table", c’est un régal », Libération, 19 novembre 2013.