De l’autobiographie à l’autofiction
cinématographiques : l’art du double je(u)
- Rémi Fontanel
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C’est ainsi que ce « pacte autobiographique » en suppose finalement deux autres : un « pacte référentiel » (basé sur la sincérité de l’auteur autant sinon plus que sur la vérité des faits restitués au filtre du travail du temps, de la mémoire et de l’interprétation) et un « pacte de lecture » (lié au contexte et aux conditions de réception du texte). La troisième et dernière catégorie met en avant le fait que « pour qu’il y ait autobiographie (et plus généralement littérature intime), il faut qu’il y ait identité de l’auteur, du narrateur et du personnage » [9]. Aussi, le cinéma et plus précisément le cinéma fictionnel qui voudrait se réclamer de l’autobiographie, vient-il régulièrement mettre à l’épreuve cette trinité identitaire. J’ai déjà eu l’occasion de traiter la question en considérant les quatre configurations possibles que peut revêtir un film de fiction au sein duquel un auteur raconte sa vie ou une partie de sa vie.
Le cinéaste joue son propre rôle en conservant ou en changeant son identité nominale (ces deux possibilités seront abordées plus loin) ; ou alors le cinéaste choisit de déléguer à un acteur ce même rôle. Dans ce cas, deux possibilités : le prénom et/ou le nom de l’auteur sont préservés ou alors ne le sont pas, ce qui est le plus fréquent car le choix d’un acteur et donc d’un autre corps, d’un autre visage, d’une autre voix engage naturellement la différence onomastique : « c’est comme si la dissemblance figurative exigeait une distinction nominale » [10] (Haut les cœurs !, Sólveig Anspach, 1999 et Demi-tarif, Isild Le Besco, 2004 pour ne citer que ces deux exemples).
Qu’Allah bénisse la France d’Abd al Malik, film sorti sur les écrans français en 2014, est un bon exemple du cas de figure que je mentionnais précédemment lorsque l’identité nominale est conservée [11]. L’histoire est celle de Régis Fayette-Mikano qui deviendra Abd al Malik après s’être converti à l’Islam. Cette fiction, qui s’attache au parcours du futur auteur-compositeur-interprète, a été réalisée par Abd al Malik lui-même qui en a logiquement composé les musiques (mêlant le jazz, la chanson française, le rap et le slam). Abd al Malik l’a aussi scénarisée, ce qui renforce d’une certaine manière son statut auctorial d’autant que le film est l’adaptation d’une autobiographie écrite éponyme parue en 2004 [12]. Il a par ailleurs bénéficié d’un accompagnement médiatique extra-filmique qui a orienté le spectateur vers un mode de lecture particulier (on pense à tous les éléments épitextuels – entretiens, articles de presse, etc. – qui fondent le cadre paratextuel circonscrit par Gérard Genette). Le personnage principal du film porte donc le même prénom que le musicien-cinéaste. Il s’agit de Régis, le prénom civil d’Adb al Malik. Cette double transformation identitaire, qui repose sur le passage d’une religion à une autre, est par ailleurs intéressante puisqu’elle met en perspective le présent et le passé validant ainsi la nature rétrospective du récit. Dans le même temps, elle dissipe le malentendu qui pourrait s’installer au sujet de la différence entre les deux noms dont l’un (Abd al Malik) est connu et l’autre non (Régis Fayette-Mikano). Il faut toutefois insister sur la présence de l’acteur, toute chose qui semble logique puisque le film est une fiction. On touche là à un point de tension qui concerne de nombreuses fictions dites « autobiographiques ». « Je » est un « autre » mais au sens propre si l’on peut dire… Peut-on d’ailleurs toujours parler de « je » lorsque le transfert s’opère dans le cadre d’une médiation actorale ? S’impose ainsi l’image plus ou moins résistante d’une présence physique avec laquelle l’auteur et le spectateur doivent composer, la question actorale engageant de fait l’élaboration de différents transferts entre l’auteur, le personnage et le narrateur. Jacques Lecarme a relevé ce problème spécifique à la fiction cinématographique façonnée par une démarche autobiographique. Rappelant la difficulté d’une cohérence identitaire au cinéma, il indique que
l’usage d’une première personne fictionnelle ne suffit pas à l’autobiographie ; elle en constitue l’option contraire. Truffaut allait d’ailleurs refictionnaliser le Jules et Jim de Roché, lui-même très éloigné d’une expérience consignée dans ses journaux et dans ceux de Helen Hessel. Le cycle d’Antoine Doinel – et il faut bien marquer l’hétéronymat du héros et de l’auteur – ne constitue pas un récit personnel de Truffaut, mais le plus classique des romans d’apprentissage. Le cinéma, qui ajoute l’instance de l’acteur – la plus visible –, rend impossible toute identification avec l’auteur et exhibe au contraire la différence [13].
Le cinéma de fiction doit travailler avec l’instance actorale qui concrétise en somme la transition de la personne au personnage. Dans le film documentaire, c’est justement cette transition et la tension qu’elle crée sur le plan identitaire qui permet d’envisager un possible personnage à défaut de pouvoir parler d’acteur. En effet, la part critique du sujet documentaire repose parfois sur la présence plus ou moins permanente d’un « personnage » ; mais ce « personnage documentaire » reste quoi qu’il en soit l’émanation, l’expression singularisée de la personne. L’instance actorale oblige, dans de nombreux cas, à considérer le film de fiction comme un récit plus « personnel » qu’« autobiographique » (sans pacte de lecture autobiographique diégétiquement et clairement établi, le rapport entre l’œuvre et le spectateur se manifeste sur un autre plan, c’est-à-dire à partir d’une identification variable car plus ou moins explicite entre l’auteur et le personnage, toutes choses qui concernent par ailleurs ce que l’on nomme « roman autobiographique » [14] en littérature). C’est dans ce contexte que Jean-Luc Lacuve propose une distinction entre « l’autobiographie » et « l’autobiographique », soit « ce qui reste » de l’autobiographie une fois que le cinéma s’en est emparé, ce qui « se dissout dans la fiction, se drapant dans les oripeaux d’une comédie ou d’un drame » [15]. Comme le note Michel Serceau au sujet d’Antoine Doinel (incarné par Jean-Pierre Léaud, l’alter égo de François Truffaut dans cinq de ses films [16]), « le personnage était un si visible masque de l’auteur qu’il en devenait transparent [17] » et il a fallu la littérature et le travail d’adaptation (Les Deux anglaises et le continent, 1971) ou la présence du cinéaste au sein de son film (La Nuit américaine, 1973) pour retrouver une distance entre l’auteur et son acteur et envisager le transfert autobiographique sous un autre angle. En d’autres termes, le lien fut tellement ténu entre Truffaut et Léaud que le personnage de Doinel ne pouvait exister sans eux, c’est-à-dire indépendamment de cette relation élaborée sur les bases d’un mouvement réciproque.
[9] Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, « Poétique », 1975, p. 15.
[10] Je me permets donc de renvoyer le lecteur à ce texte qui s’intéresse au statut de l’auteur au sein du film autofictionnel. R. Fontanel, « De l’auteur à l’autofiction. Le cinéma à l’épreuve du « Je » », dans R. Fontanel, D. Pettersen, A. Rotival et L. Vancheri (dir.), Ecrans, n°6, « Politique des auteurs/Auteur theory. Lectures contemporaines », Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 72.
[11] Je reprends ici et en partie l’analyse conduite dans le texte que j’ai écrit et précédemment cité ; j’ajoute également quelques développements qui me semblent importants.
[12] Abd al Malik, Qu’Allah bénisse la France !, Albin Michel, « Spiritualité », 2004. Il faut toutefois indiquer que dans le générique du film, il est mentionné que le scénario a été écrit d’après le roman d’Abd al Malik et non d’après son autobiographie.
[13] J. Lecarme, « Cinéma et autobiographie », Positif, n°470, avril 2000, p. 63. Voir également : J. Lecarme et E. Lecarme-Tabone, L’Autobiographie, Paris, Armand Colin, « coll. U », 1999.
[14] Comme l’explique Damien Zanone, le roman autobiographique repose généralement sur la rupture identitaire entre l’auteur et le personnage-narrateur. L’illusion autobiographique peut être au cœur de cette démarche (voir Ph. Lejeune, L’Autobiographie en France, Op. cit., p. 24) et c’est le « pacte romanesque » qui prévaut dans ce cas, soit « un pacte qui a l’air référentiel » (D. Zanone, L’Autobiographie, Paris, ellipses, coll. thèmes & études, 1996, pp. 24-25).
[15] J.-.P. Lacuve, Le Thème de l’autobiographie au cinéma, site internet du Ciné Club de Caen (consultée le 13 juillet 2019).
[16] Les Quatre Cent Coups (1959), Antoine et Colette, fragment de L’Amour à 20 ans (1962), Baisers volés (1968), Domicile conjugal (1970) et L’Amour en fuite (1979). En 1957, soit deux ans avant son premier long-métrage Les Quatre Cent Coups centré sur son enfance, François Truffaut écrit un texte qui insiste à nouveau sur le nécessaire engagement de l’auteur : « le film de demain m’apparaît donc plus personnel encore qu’un roman, individuel et autobiographique comme une confession ou comme un journal intime. » (« Vous êtes tous témoins dans ce procès : le cinéma français crève sous les fausses légendes », dans Arts, n°619 (numéro spécial cinéma), du 15 au 21 mai 1957, p. 4.
[17] M. Serceau, « Le cinéma du moi », dans Y-a-t-il un cinéma d’auteur ?, Lille, Presses universitaires du Septentrion, « Arts du spectacle–Images et sons », 2014, pp. 168-179.