De l’autobiographie à l’autofiction
cinématographiques : l’art du double je(u)

- Rémi Fontanel
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L’autre e(s)t moi

 

Le terme « autofiction » est un néologisme inventé par l’écrivain et critique littéraire Serge Doubrovsky qui l’utilise en 1977 pour caractériser son ouvrage intitulé Fils. Il décide alors d’investir la « case aveugle » du tableau réalisé par Philippe Lejeune désireux de confronter les pactes romanesque et autobiographique [29]. On lit souvent que l’autofiction est une pratique dérivée, détournée de l’autobiographie dont les interprétations et les définitions qui en découlent peuvent être très variables. Il n’y a pas une seule autofiction mais plusieurs dont la richesse a été relevée par plusieurs écrivains, critiques et théoriciens dont Isabelle Grell, Philippe Gasparini, Philippe Vilain, Philippe Forest, Arnaud Genon, Camille Laurens pour ne citer qu’eux. Cependant et comme l’analyse Laurent Jenny [30], deux aspects peuvent être mis en avant et inspirer deux perspectives. Le texte autofictionnel peut d’abord se définir sous l’angle référentiel, soit à partir de son contenu et du rapport de ce contenu à la réalité (celle issue d’un vécu restitué et donc interprété/filtré par l’auteur). L’autofiction se nourrit ainsi des rapports riches et parfois complexes qui peuvent s’établir entre vérité et imagination (voire invention au sens d’une « fictionnalisation » comme le propose Vincent Colonna [31]), authenticité et mystification, sincérité et oubli, déni, feinte, falsification ou mensonge plus ou moins assumé – je pense au « mentir vrai » [32] proposé par Philippe Lejeune comme l’une des possibles formes innovantes de l’autobiographie consciente qui se mue en « autobiographie auto-critique » et « autobiographie-fiction ».

L’autofiction, et c’est le deuxième point, se définit surtout à partir de sa dimension stylistique, soit du choix de langage employé découlant d’un processus d’écriture propre à l’auteur. La formule de Serge Doubrovksy est célèbre : « fiction, d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau » [33]. Pour Serge Doubrovsky, il s’agit surtout de caractériser la démarche au fondement d’une relation intime entre le travail de l’écriture et celui du cheminement personnel (ce que le roman autobiographique n’assume pas, du moins dans son rapport au lecteur). Serge Doubrovsky précisera par la suite sa définition préférant évoquer un « récit dont la matière est entièrement autobiographique, et la manière entièrement fictionnelle » [34]. L’autofiction engage une requalification du système énonciatif en regard de ce que l’autobiographie entend proposer. Revendiquant un lien étroit avec la psychanalyse, elle n’est plus seulement l’affaire du « je » ; elle devient aussi et d’abord celle du « moi ». Pour Serge Doubrovsky,

 

l’autofiction, c’est la fiction que j’ai décidé, en tant qu’écrivain, de me donner à moi-même et par moi-même ; en y incorporant, au sens plein du terme, l’expérience de l’analyse, non point seulement dans la thématique, mais dans la production du texte [35].

 

C’est donc au miroir du « moi » et au prisme de la fiction que l’auteur forge son récit en requalifiant la « lisibilité » du « je », jusqu’à son intégrité parfois. Comme l’écrit Roger-Yves Roche convoquant les mots de Serge Doubrovsky,

 

l’autofiction mettrait donc en jeu, ou en danger, le moi sous les espèces d’une refente (Lacan), ou, si l’on préfère d’un clivage : l’auteur, pour être, doit en passer par un Autre, un autre je, ou encore un autre que moi. Comme le dit si bien Serge Doubrovsky, l’inventeur du néologisme dont il est ici question, « la nouveauté essentielle [de l’autofiction] y est l’altération radicale de la solitude romantique, du « moi seul » de Rousseau : l’ex-analysé sait trop bien que le même ne naît pas du même, que son autoportrait de fait est un hétéroportrait, qui lui revient du lieu de l’Autre »  [36].

 

L’auteur est donc un « autre », l’image ou les images de sa propre image tout en restant, plus encore, tout en se révélant à lui-même au contact d’une « écriture à processus » plus que d’une « écriture à programme » [37] ; un processus qui déconstruirait et reconstruirait l’identité de l’auteur au plus près de « l’essence de sa vie » [38].

Au cinéma, les films qui intègrent leur auteur physiquement au sein du récit permettent de nombreux procédés qui sont élaborés afin de préserver un espace ouvert à une sorte de re.création de soi. Rock’n Roll (2016) de Guillaume Canet en est un exemple parmi d’autres. Le cinéaste joue son propre rôle dans cette fiction au sein de laquelle il conserve nom et prénom. On entre dans une fausse intimité qu’il partage avec Marion Cotillard (elle-même dans son rôle d’actrice en pleine préparation d’un rôle qu’elle pourrait obtenir dans le prochain film de Xavier Dolan). Le récit s’attache à décrire l’angoisse profonde de l’acteur, confronté au temps qui passe, à son avenir et à l’image qu’il renvoie autour de lui.

L’autofiction réside dans la manière dont le cinéaste, tout en restant ancré dans le présent (lieux investis, personnes croisées, etc.), parvient à mettre en scène la fiction débridée de sa propre vie. Plus le récit avance, plus le personnage se métamorphose physiquement. Sans limite, il s’écoute jusqu’à faire de son corps l’expression totale d’une renaissance psychique. Après de nombreuses interventions esthétiques et la pratique de la musculation à outrance, il se transforme jusqu’à s’inventer la nouvelle identité que le cinéaste du film a projeté de lui-même. Dans sa fiction, il devient, au fil de situations comiques et pathétiques, la possible nouvelle image d’un être que le film révèle jusqu’à atteindre le point de non-retour (il est méconnaissable physiquement et pleinement heureux avec/dans ce nouveau corps). Guillaume Canet, le cinéaste, en fait de même avec sa compagne Marion Cotillard qui devient, elle aussi, une autre par l’accent québécois qu’elle ne veut pas quitter en vue du rôle qui l’attend. C’est là la singularité de l’autofiction que de pouvoir traduire le « moi » en de multiples variations du « je ».

 

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[29] Voir I. Grell, L’Autofiction, Paris, Armand Colin, « 128 », 2014, p. 8 (Lettre de S. Doubrovsky à Ph. Lejeune publiée dans Moi aussi, Op. cit.). Voir également Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Op. cit., p. 28 pour le tableau.
[30] L. Jenny, « L’autofiction », Méthodes et problèmes, Genève, Département de français moderne, Université de Genève, 2003 (consulté le 13 juillet 2019).
[31] V. Colonna, Autofictions & autres mythomanies littéraires, Tristram, Essais, 2004.
[32] Ph. Lejeune, « Peut-on innover en littérature », dans M. Neyraut, J. B. Pontalis, Ph. Lejeune, S. de Mijolla-Mellor, P. Schaeffer, J. E. Jackson (dir.), L’Autobiographie–VIes Rencontres psychanalytiques d’Aix-en-Provence, 1987, Les Belles Lettres, « Confluents psychanalytiques », 1988, pp. 79-83.
[33] Quatrième de couverture de son ouvrage Fils, Paris, Galilée, 1977.
[34] S. Doubrovsky : « C’est fini (entretien réalisé par Isabelle Grell) », dans Ph. Forest (dir.), Je & MoiNouvelle Revue française, n°598, octobre 2011, p. 24.
[35] S. Doubrovsky, « Autobiographie/Vérité/Psychanalyse », L’Esprit créateur, XX, n°3, automne 1980, p. 96.
[36] R.-Y. Roche, « De l’autofiction selon la littérature, le cinéma et la photographie… », Positif, n°485/486, juillet/août 2001, p. 137. Pour la citation de S. Doubrovsky : « Autobiographie/vérité/psychanalyse », dans Autobiographiques : de Corneille à Sartre, Paris, PUF, « Perspectives critiques », p. 73.
[37] Serge Doubrovsky distingue l’« écriture à processus » de l’« écriture à programme » précisant ainsi que « les écrivains à processus ont une idée de ce sur quoi ils veulent écrire, mais les mots leur viennent dans un processus semi-automatique qui échappe à la volonté. Je fais partie de ces écrivains-là » (cité par Claire Devarrieux, « Mort de l’écrivain Serge Doubrovsky, inventeur de l’autofiction », Libération, 23 mars 2017). La distinction avait été formulée une première fois par Michel Contat dans son entretien avec l’écrivain : Contat, Michel, « Quand je n'écris pas, je ne suis pas écrivain ». Entretien de Serge Doubrovky, dans Genesis (Manuscrits-Recherche-Invention), n°16, 2001, pp. 119-135 (pp. 126-127 pour la question de l’écriture).
[38] « Puis-je appeler ce livre un roman ? C’est moins peut-être et bien plus, l’essence même de ma vie, recueillie sans y rien mêler, dans ces heures de déchirure où elle découle. » M. Proust, quatrième de couverture (éditions Gallimard, Quarto, 2001) de Jean Santeuil (1952).