Démonter – et après ?
Gérard Titus-Carmel, Suite Grünewald, 1994-1996
- Catherine Soulier
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Ainsi, conformément à l’une des implications de son titre, la Suite Grünewald s’inscrit-elle dans la postérité de La Crucifixion de Colmar dont elle déploie selon des modalités nouvelles la complexité, le feuilletage, la stratification – aujourd’hui perdus dans l’aplatissement de l’ensemble en tableaux isolés.
Evidemment le démontage-remontage qu’effectuent les cent cinquante neuf dessins et la grande peinture à l’acrylique ne saurait conserver la fonction qui était, à l’origine, celle du « pivotement [des] scènes et [des] figures » souligné par Titus-Carmel dans ses notes sur le Retable. Le polyptyque commandé à Matis Gothart Nitart par Guy Guers proposait dans l’articulation de ses peintures et de ses sculptures un message élaboré où se mêlaient significations théologiques et pratiques folkloriques ou hospitalières. Car l’ordre des Antonins avait vocation d’accueillir et de soigner les malades atteints de l’ignis sacrer ou ignis gehennalis, le « mal des ardents », dit aussi « feu de Saint-Antoine », soit l’ergotisme. Quoiqu’elle n’ignore pas ce lien étroit entre le Retable d’Issenheim et la vocation hospitalière du couvent commanditaire (une planche du Carnet note ainsi : « [encore une fois penser “le feu sacré, / le mal des ardents” – “feu d’enfer” (…) // l’ergot de seigle etc.] »), la Suite Grünewald n’a, bien sûr, plus rien d’une peinture de dévotion. Si, par le démontage, la mise en série et le remontage de détails de La Crucifixion, elle raconte encore quelque chose, ce n’est plus l’histoire du Dieu fait Homme que déploient les quatre panneaux visibles lors de la première ouverture du Retable d’Issenheim : depuis l’Annonciation jusqu’à la Résurrection-Transfiguration, victoire sur la mort où se fonde le pouvoir thaumaturgique d’un saint tel Antoine. Cette histoire-là, dont la configuration du polyptyque imposait la pensée derrière ou sous la scène de la Crucifixion, est désormais absente. Reste quoi ? La façon dont la figure s’abstrait en signe, se simplifie en taches de couleur, se défait en tracés : des histoires de dessin, des histoires de peinture. Les échos d’une histoire de la peinture, trafic incessant de formes et de motifs, rémanences, réappropriations par les artistes des œuvres du passé…
Titus-Carmel y insiste : l’aventure s’est déroulée pour lui « sur le plan même de la peinture », son intérêt n’allant « qu’à la composition, qu’à l’espace, qu’à la distribution, qu’au dispositif formel » [26]. Mais il ne pouvait ignorer – il le reconnaît d’ailleurs sans détours – que ce qui était peint, là, sur ces panneaux de bois, « ce n’était pas une botte d’asperges ».
Le fait n’est guère contestable. Et si le torse du Christ, brutalement équarri par certains dessins, penche vers la nature morte, c’est plutôt vers un Bœuf écorché que vers quelque verdure potagère (fig. 18).
Soulever la question du sujet équivaut à rappeler la singularité de la Suite Grünewald, moment charnière dans l’histoire d’un artiste, qui a longtemps éludé la représentation de la figure humaine, préférant s’attacher aux altérations d’une sphère ou décliner les cent vingt-sept états d’un cercueil de poche (The Pocket Size Tlingit Coffin), et qui trouve dans sa contemplation de La Crucifixion d’Issenheim l’occasion de s’affronter directement à l’image de la souffrance et de la mort de l’homme. Bientôt l’œuvre accueillera en elle les crânes des Quartiers d’hiver et des Memento mori [27]. Plus tôt encore, une nouvelle série, Nielles (1996-1998) (fig. 19), élira pour motif directeur la terrible cage osseuse qui, désormais coupée des personnages et des accessoires de l’Histoire sainte, condense en elle le paroxysme de la douleur humaine et l’intolérable de la mort. Dans l’image, héritée, culturelle, du Fils abandonné par le Père passe alors, peinte, dessinée, gravée par un fils abandonné (si la mort est bien l’abandon définitif), une autre image, l’ombre inverse et furtive d’un « père absent occupé de gorge », dont le seul legs restant est une « mélopée / de (…) poumons creux », pour le dire avec quelques fragments du recueil La Tombée (1987) que Patrick Casson projette sur le thorax asphyxié des Nielles afin de lire dans son filigrane la trace d’une blessure intime [28]. Démonter une peinture ancienne, en extraire au final ce bout de corps torturé, aurait ainsi fait remonter discrètement dans l’œuvre plastique quelque chose d’un deuil enfantin jusqu’alors voilé/dévoilé par le seul poème.
Faudrait-il pour autant faire de la biographie la clé secrète de la Suite Grünewald, rétrospectivement fournie par les Nielles [29] ? Y voir la justification de l’acharnement à démonter La Crucifixion de Colmar ? Pour ma part, sans refuser l’hypothèse d’un tel travail de déplacement, j’aime voir dans la Suite Grünewald, un exercice d’admiration, l’analyse en acte d’une œuvre ancienne, une histoire de la peinture en raccourci (des cavernes à Titus-Carmel), la remise en mouvement d’un panneau peint immobilisé par sa présentation muséographique… Sans oublier le désir de découvrir ce qu’il est encore possible de faire à la fin du XXe siècle avec une Crucifixion – surtout aussi intimidante que celle d’Issenheim. Par exemple faire surgir sous (ou de) la Crucifixion ce que le Carnet nomme une « cruci-fiction », reste désacralisé de cette grande histoire, qui fut longtemps fondatrice mais à laquelle nous ne croyons plus. Démonter-remonter le mot autant que l’image qu’il désigne, moins pour déconstruire le récit dont cette image est porteuse, pour en désigner ostensiblement la nature fictionnelle (celle-ci ne va-t-elle pas sans dire ?), que pour rendre le mot ainsi fendu en son centre et les pièces détachées de l’image-source disponibles pour d’autres histoires – d’enfance ou de peinture, là n’est peut-être pas l’essentiel…
[26] G. Titus-Carmel, Entretien du 13 mars 2009, consultable sur le site du Collège des Bernardins. La citation suivante est issue du même entretien.
[27] Voir C. Soulier, « Répéter crânement l’image. Sur les Vanités de Pierre Skira
et les Memento mori de Gérard Titus-Carmel L’Image répétée, Textimage, Le Conférencier, n°1, « L’Image répétée », octobre 2012, p. 3.
[28] P. Casson, « Jalons », dans Titus Carmel, une décennie, Quimper, éditions Palantines, 2000, p. 53.
[29] Les Nielles eux-mêmes saisis dans la lumière du texte poétique…