Démonter – et après ?
Gérard Titus-Carmel, Suite Grünewald, 1994-1996

- Catherine Soulier
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Fig. 12. G. Titus-Carmel, Suite Grünewald, 1994

Fig. 13. G. Titus-Carmel, Suite
Grünewald
, 1996

Fig. 14. G. Titus-Carmel, Suite Grünewald, 1994-1996

Fig. 15. G. Titus-Carmel, Suite Grünewald, 1994-1995

Fig. 16. G. Titus-Carmel, Suite
Grünewald
, 1994

Fig. 17. G. Titus-Carmel, Suite
Grünewald
, 1995

Détailler La Crucifixion de Colmar dote chacun des détails recadrés par l’œil et la main d’une vie plastique propre qui ne se résume pas en la déclinaison sérielle avec ce qu’elle implique de remontages pluriels mais peut aussi se manifester, à l’intérieur même de tel ou tel dessin, par des reconfigurations locales. Le dessin 43 (fig. 12), cadre le groupe que forment le Crucifié, l’Agneau et le Baptiste, seuls la main et le bras droits du Christ restant hors champ. Le suivant [20] (fig. 12) resserre le cadre, réduisant le Crucifié à son tronc et l’amorce de ses membres supérieurs et inférieurs. Dans un tel resserrement du plan, la figure du Baptiste devrait se trouver hors cadre – dans le dessin 48, d’ailleurs, un cadrage un peu moins serré ne laisse voir que le bras et la main (fig. 12). Or il n’en est rien. Un net déplacement latéral, assorti d’un autre, plus discret, vertical, rapproche un Jean-Baptiste bien visible du Crucifié au point de faire entrer l’index tendu en contact avec le thorax schématisé. D’un dessin à l’autre, ce qui s’opère n’est donc pas seulement un recadrage mais bien une recomposition de l’espace, une redistribution des figures détaillées et prélevées dans la composition originelle.

Bref un remontage.

Un tel effet n’est pas rare. Il se retrouve par exemple dans le dessin 48 [21] (fig. 12) qui laisse deviner de part et d’autre du torse du Crucifié les silhouettes schématiques du vase à onguent et du livre découpées sur le fond noir par leur mince contour blanc, flottant dans le champ graphique loin de leur place originelle (respectivement au pied de la croix pour le vase et dans la main gauche du Baptiste pour le livre) [22].

Le travail de montage est d’autant plus sensible que, dans la Suite Grünewald comme dans bien d’autres séries, Titus-Carmel recourt volontiers à une technique qu’il affectionne, celle des papiers préparés et collés, qui lui permet de morceler son propre dessin et d’en remonter les fragments en un nouvel ensemble. Les papiers collés fractionnent en effet la surface du dessin en quadrilatères de nombre, de taille et de disposition variés. Parfois simple juxtaposition de deux parties accolées, à frontière horizontale ou verticale, le dispositif se révèle plus complexe quand les morceaux rapportés se font plus nombreux (trois, quatre voire plus) et quand ils se superposent selon des modalités diverses (fig. 13). Un insert peut ainsi venir occulter ou seulement voiler une partie du dessin, des superpositions multiples forment des stratifications qui laissent voir, avec plus ou moins de netteté selon la nature du papier collé et l’épaisseur des couches, des portions de l’élément ou des éléments graphiques recouverts.

Sur ces bouts de papier, il y a des détails – voire des détails de détails – de La Crucifixion. Mieux, un vocabulaire formel issu de la considération et du retraitement graphique de ces détails : l’inscription latine plus ou moins atomisée, lisible ou réduite à son rythme coloré ; la ligne concave du bras de Jean-Baptiste ; les mains ; le vase ; l’ogive inversée etc. Il y a des couleurs apposées, des tracés indécidables comme les deux blocs de hachures courbes, les unes brunes, les autres d’un jaune ocré, dans le coin supérieur gauche du dessin  (fig. 13), dont on ne sait s’il faut y voir des vestiges de la cage thoracique du Crucifié décharnée par les dessins de Titus-Carmel ou des débris de motifs végétaux échappés de la série des Forêts. Il y a enfin des éléments allogènes : échelle, signes cruciformes, mains positives, dont il n’est pas toujours facile de déterminer précisément l’origine. D’où venue, l’échelle qui, légèrement oblique, apparaît, rouge, en inclusion sur la silhouette schématique du Crucifié dans le dessin 49 des 3 et 4 octobre 1994 (fig. 14) et resurgit dans le dessin 144, des 7 et 8 mai 1996, noire cette fois dans les linéaments noirs du torse supplicié ? D’une autre Crucifixion sans doute [23] ; à moins qu’elle ne remonte de la mémoire brouillée de bien d’autres tableaux : Arma Christi, Dépositions. Les signes cruciformes noirs (fig. 14), marques nerveuses des coups de pinceaux surgies aux alentours de la figure du Crucifié, font songer, pour leur part, à l’univers de Tàpies. Quant aux mains positives (fig. 15), la rouge, apposée comme un sceau sur le dessin des mains de Marie [24], la grise affleurant sous le tracé vineux des mains de Madeleine, elles viennent du plus lointain, des origines mêmes de l’art : des profondeurs obscures des grottes sanctuaires.

Sur les papiers préparés, il y a, en somme, une réserve de pièces détachées, issues du Retable de Colmar ou venues d’ailleurs – d’autres œuvres, d’autres temps de la peinture –, que Gérard Titus-Carmel assemble en des constructions rigoureuses, qui affichent de façon ostensible leur caractère monté. Par assemblage de motifs hétérogènes souvent. Mais pas toujours. Dans la longue séquence sur les mains, un unique détail corporel suffit à l’ostension du travail de montage (fig. 16), quand, après sa mise en pièces, ses fragments se trouvent remontés au mépris de toute cohérence anatomique par soustractions, superpositions, rotations, permutations, déplacements de toute sorte, qui rendent parfois très incertaine son identification. Et lorsqu’il reste intact, dans une séquence de janvier 1995 consacrée aux mains féminines, c’est le fond qui s’y colle et, par sa parcellisation, maintient l’aspect monté (fig. 17) : il se rapièce de bandes, de quadrilatères colorés, à dominante de rouges et de beiges (Marie) ou à dominante de verts et de bruns (Madeleine), assemblage, dirait-on, de souvenirs chromatiques de La Crucifixion (dans un cas, le rouge du manteau de Jean et le blanc ivoire du voile de Marie, dans l’autre les bruns du sol rocheux, les verts de la rivière).

Montage d’une pluralité de détails (donc, inévitablement, montage de lacunes) ou montage de lambeaux d’un unique détail ; montage morcelant, dislocateur, entropique, dé-figurant ou montage structurant qui, loin de porter atteinte à l’intégrité du détail figuratif, la renforce : le geste du montage insiste dans la variabilité même de ses effets. Sans doute n’est-ce pas surprenant pour qui connaît le travail de Titus-Carmel ; mais dans le cas précis de la Suite Grünewald, le caractère composite de la plupart des dessins fait écho à « la nature magnifiquement composite » [25] du Retable, où l’image visible est grosse d’autres images, non visibles mais sues présentes, enfouies sous l’image apparente, en une stratification que retrouve, à sa manière, le chevauchement des morceaux de papier. Rappel aussi de ce que la disposition actuelle des panneaux tend à faire oublier et que les croquis de la première planche du Carnet soulignaient au contraire : que La Crucifixion est une « image qui s’ouvre », une image obtenue par montage de deux volets, deux rectangles de bois provisoirement accolés mais susceptibles de pivoter sur eux-mêmes pour dévoiler une autre surface peinte. Il suffit de s’approcher pour voir la longue fente qui partage l’image en deux de haut en bas, signant l’ouverture potentielle. A la fois suture et blessure de l’image, elle se démultiplie et se disperse dans les bords rectilignes des fragments de papiers collés qui viennent à leur tour, dans les dessins de Gérard Titus-Carmel, griffer la surface de l’image – sa peau si l’on veut – invitant le regard à pénétrer dans une profondeur. Dit autrement, la trace du (des) montage(s) excite le désir de voir dedans.

 

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[20] Le n° 44, daté du 15 septembre 1994.
[21] Daté 25-26-27 septembre 1994.
[22] On pourrait citer bien d’autres exemples, dont le dessin 51, des 8 et 9 octobre 1994, où les bras de Marie-Madeleine et de Jean-Baptiste, silhouettés en jaune et démesurément agrandis, envahissent tout l’espace libre de chaque côté de la Croix, tandis que le vase à parfums, lui aussi hypertrophié, quitte le sol pour s’élever à la droite du Christ (mais moins haut toutefois que dans le dessin 48).
[23] Peut-être celle que Christophe Krafft a copiée d’après une peinture disparue de Grünewald (Lamentations de Marie-Madeleine, Künzelsau, Museum Würth) ou celle que Picasso a peinte en 1930 (La Crucifixion, 7 février 1930. Huile sur contreplaqué. Paris, Musée Picasso), où l’échelle, bien visible sur le côté droit de la Croix, est rouge précisément).
[24] Dessin 70, décembre 1994.
[25] F.-R. Martin, « Grünewald et son art », op. cit., p. 105.