Démonter – et après ?
Gérard Titus-Carmel, Suite Grünewald, 1994-1996
- Catherine Soulier
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Fig. 1. G. Titus-Carmel, Carnet
Grünewald
Fig. 2. G. Titus-Carmel, Carnet Grünewald
Fig. 3. G. Titus-Carmel, Suite Grünewald, 1994
Ce panneau, tel qu’il a pu s’y confronter à de nombreuses reprises au musée d’Unterlinden, seul, le soir, après le départ des visiteurs, et tel qu’il a pu en réactiver la mémoire à l’aide de reproductions diverses (affiches, illustrations de plaquettes et d’ouvrages), Titus-Carmel va le scruter avec obstination pendant près d’un an, en faire le point de départ d’un vaste ensemble qu’il élabore entre le 20 juin 1994 (c’est la date du premier dessin) et le 7 juin 1996, au cours de deux séquences temporelles distantes d’une année : une année pendant laquelle, de décembre 1994 à décembre 1995, le peintre, poussé, dit-il, par son besoin de respirer, se consacre aux Forêts. Cas unique dans l’œuvre de Titus-Carmel dont nulle autre série ne prend pour point de départ un tableau du passé, et qui répugne jusqu’alors à représenter la figure humaine, la Suite Grünewald, puisque tel est son nom, compte cent cinquante neuf dessins sur vélin d’Arches de format toujours identique (H. 0,70 m ; L. 0,605 m) et une grande peinture à l’acrylique sur toile (H. 2,566 m ; L. 3,326 m). En parallèle, le peintre tient un carnet de travail. Trente-quatre feuillets de papier millimétré de 39 cm sur 29,7 cm, trente-quatre « planches », selon les termes de l’artiste, qui font, pour beaucoup d’entre elles, voisiner les croquis avec du texte, plus ou moins abondant, plus ou moins compact, parfois polychrome (quand l’encre noire, usuelle, cède brièvement la place au rouge ou au bleu), ordonné ou non en paragraphes conventionnels (fig. 1).
Présentant pour l’exposition de 2009 au Collège des Bernardins à Paris cette « série singulière », Alain Madeleine-Perdrillat parle à son propos d’un « éclatement, une dispersion » [7]. De fait la Suite démonte résolument la grande composition originelle, en isolant tel groupe de figures (les trois affligés à gauche ou le seul couple de Marie et de Jean), telle figure (Marie-Madeleine, le Crucifié, Jean-Baptiste avec ou sans l’Agneau), tel détail. Des détails anatomiques surtout : les mains serrées de Marie, celles, implorantes, de Madeleine, celles torturées du Christ, les pieds de ce dernier, le doigt et le bras tendus du Précurseur. En somme Gérard Titus-Carmel détaille le panneau. Il taille dedans en toute liberté, le regarde et le découpe en morceaux d’ampleur variable pour faire de ces fragments des dessins autonomes, inversant en quelque sorte, comme la critique n’a pas manqué de le remarquer [8], le processus qui fait de l’étude préparatoire le prélude à l’assemblage final du tableau.
Ou retrouvant une autre forme de l’étude, celle qui s’exécute a posteriori d’après le tableau d’un maître du passé. Les dessins se situeraient alors dans la continuité directe du Carnet qui, d’esquisses et croquis en rendus minutieux, analyse la peinture source, s’attardant sur un groupe, une figure, un détail, pour en saisir les particularités que les notes en regard commentent. Etudes de la pose de Marie-Madeleine assorties de commentaires sur le dynamisme et le chromatisme violents d’une figure en qui tout « est convulsif », tout est « camaïeu de rouge prune, d’orangés, de gris rouge-saumon » [9]. Etudes des mains dont les postures diverses saisies en très gros plan s’accompagnent chacune d’un terme métaphorique à valeur de description-définition [10] (Marie : « la conque », Marie-Madeleine : « la herse », le Christ : « les griffes les serres », Jean l’Evangéliste : « la pince ») (fig. 2). Etudes des tissus, des plis, des nœuds, en particulier « le perizonium qui ceint les hanches du Christ », le nœud de ceinture et l’« énorme étole » rouge du Baptiste avec son pli pareil à une « large crevasse centrale, profonde comme une plaie » [11].
Le regard détaillant, autorisé par la conception ancienne selon laquelle le tableau est, pour le dire avec Daniel Arasse, un « dispositif d’ensemble construit selon un processus de découpage et d’assemblage », un montage de parties « susceptibles d’être différenciées et détaillées » [12], trouve une légitimité accrue dans la relative autonomie des figures de La Crucifixion, perçues par Titus-Carmel comme des « personnages rapportés, découpés et collés sur la toile de fond du paysage des ténèbres », Jean l’Evangéliste lui paraissant même « distinctement soumis à une bise particulière » dont le souffle « ébouriffe (…) ses cheveux » et « n’agit[e] que le pan de [sa] cape cramoisie (…) sans déranger le moindre tissu ailleurs » [13]. Si, par le dispositif qu’il constituait, avec l’articulation complexe de ses panneaux, le retable en son entier autorisait voire appelait son démembrement, le panneau de La Crucifixion lui aussi s’offre en quelque sorte spontanément, dans la méditation de Titus-Carmel, au démontage en parties distinctes. A lire le Carnet, il va même jusqu’à fournir au regard l’instrument de son propre dépeçage : la forme noire qui se dessine « entre le couple St Jean/Marie d’une part et Marie-Madeleine d’autre part » s’y trouve obstinément assimilée à une « lame », une « arme », une « hache », un « tranchoir » [14].
Reste qu’il ne s’agit évidemment pas, dans les cent cinquante neuf dessins de la Suite Grünewald, de se borner à copier en détail les figures de La Crucifixion de Colmar. La première extraite de la scène picturale originelle, Marie-Madeleine cabrée de douleur, est déclinée sept fois (fig. 3), dont une, la dernière, desserre le cadre pour camper à ses côtés le couple formé par Jean et Marie, objet des sept dessins suivants. La figure de Jean-Baptiste donne ensuite lieu à sept nouvelles déclinaisons ; puis viennent les dessins du Crucifié, au nombre de neuf, cette fois. Après quoi le regard de l’artiste revient sur le groupe des témoins, les saisissant ensemble ou excluant Marie-Madeleine, se recentre sur le Christ en croix ou se déporte vers la droite pour inclure le Baptiste, revient aux trois témoins, se concentre sur les mains des divers personnages, puis sur les pieds du Christ, etc. Bref, La Crucifixion, son unité défaite, prolifère en séries de variations qui mettent un groupe de figures, une figure, un détail à l’épreuve de techniques diverses (mine de plomb, aquarelle, encre de Chine, acrylique, craies bistre et sanguine, fusain, pierre noire, pastel gras, crayons de couleur), mais aussi de recadrages plus ou moins serrés, jusqu’au très gros plan (sur le bras du Baptiste par exemple, sur le pli de son étole ou sur les pieds du Christ). Qui soumettent de surcroît le motif à un travail de gommage, d’évidement partiel, quand le visage, voire la tête entière, pourtant dans le champ, s’estompe ou s’efface – comme il arrive souvent pour Jean (fig. 4), que le Carnet compare significativement au montreur de marionnettes encapuchonné de noir dans le Bunraku du Japon [15] –, quand le corps se perd dans les lignes rigides ou tourbillonnantes du vêtement jusqu’à s’abstraire parfois en taches colorées (le manteau rouge de Jean dans le dessin 13), jusqu’à se défaire en enchevêtrement de tracés, voire en un vide blanc, une surface vierge à peine rayée de noir (le voile-suaire d’une Marie fantomatique dans les dessins 56 à 60, fig. 5). La figure alors se dé-figure, l’image originelle n’affleurant plus que brouillée, fuyante, sur le mode de la réminiscence plutôt que de la présence.
[7] A. Madeleine-Perdrillat, « Une série singulière », dans Gérard Titus-Carmel, Suite Grünewald, Paris, Collège des Bernardins, 2009, p. 28.
[8] Ibid., p. 44.
[9] G. Titus-Carmel,Carnet Grünewald, planche 9.
[10] Ibid., planches 6 et 7.
[11] Ibid., planche 4.
[12] D. Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 2009, pp. 196 et 199.
[13] G. Titus-Carmel, Carnet Grünewald, planche 2.
[14] Ibid., planche 10.
[15] Ibid., planche 5.