Démonter – et après ?
Gérard Titus-Carmel, Suite Grünewald, 1994-1996

- Catherine Soulier
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Ici je bâtis – c’est dire que sans cesse, je démonte et rejoins (Gérard Titus-Carmel)

 

Au commencement, il y a un assemblage en panneaux de planches de tilleul, recouvertes d’une préparation à base de filasse, puis d’une couche d’impression au blanc de plomb, enfin de pigments colorés. Associés à des sculptures, ces panneaux forment l’une des œuvres les plus célèbres de l’art rhénan des premières décennies du XVIe siècle, le grand retable peint entre 1512 et 1516 pour l’église du couvent des Antonins d’Issenheim par un peintre que nous nommons aujourd’hui Matthias Grünewald, d’un nom que ni lui ni ses contemporains n’utilisaient et qui recouvre sans doute un Meister Mathis, généralement identifié à Matis Gothart Nithart, dont nous ne savons presque rien.

Le Retable d’Issenheim désormais conservé au musée Unterlinden de Colmar était un polyptyque à doubles volets articulé à une châsse ornée de sculptures de Nicolas de Haguenau. Polyptyque à transformation, il autorisait trois présentations. Fermé [1], il montrait La Crucifixion en son centre et sur les deux volets latéraux un Saint Sébastien et un Saint Antoine. Sur la prédelle apparaissait une Mise au tombeau. Les premiers volets ouverts, quatre nouveaux panneaux peints s’offraient à la contemplation des fidèles [2] : de gauche à droite, L’Annonciation, Le Concert des anges et La Nativité, La Résurrection. Les seconds volets ouverts [3] laissaient apparaître les statues de Nicolas de Haguenau, soit dans la partie centrale de la caisse Saint Antoine (accompagné du cochon, son attribut), flanqué de Saint Augustin et Saint Jérôme et surmonté d’un imposant décor de rinceaux parmi lesquels se distinguent les symboles des Evangélistes. Aux pieds de ces trois statues monumentales, trois statuettes représentent pour l’une Guy Guers, le précepteur des Antonins, en prière, pour les autres deux porteurs d’offrandes, chargés qui d’un poulet, qui d’un cochon. Les deux volets peints qui jouxtaient cet ensemble sculpté présentaient à la vue La Visite de Saint Antoine à Saint Paul ermite et La Tentation de Saint Antoine. La prédelle sculptée était constituée d’un buste du Christ et de quatre groupes d’apôtres.

Ce montage complexe, qui comprenait de surcroît un ensemble ornemental de dais et de pinacles, nous est à présent invisible. Menacé par la tourmente révolutionnaire, le retable a en effet été démembré et transporté dans un dépôt à Colmar, avant d’être en 1853 déménagé dans la chapelle de l’ancien couvent d’Unterlinden, espace ecclésial reconverti en musée. La présentation moderne des éléments subsistants en trois ensembles fixes séparés fait disparaître les articulations du retable originel en isolant les panneaux. En ce sens, elle opère bien un démontage, voire ce que François-René Martin nomme une « dislocation » de l’œuvre première qui, cessant de s’identifier à un « assemblage de visions », devient « une galerie de tableaux » [4].

Ce démontage muséal est, parmi les caractéristiques du Retable d’Issenheim, l’une des premières à retenir l’attention du peintre et poète Gérard Titus-Carmel qui, dans des notes inédites, présente la « disposition » actuelle en termes, métaphoriques, de dépeçage, de démembrement, de dissection – soit comme produit d’une violence exercée sur le corps fantasmé du « chef-d’œuvre » [5]. Le geste sécant, qui détache les uns des autres les « panneaux » de bois peint pour les « align[er] » (« sagement », note le commentateur) dans leur nouvel « espace de monstration », réduit la complexité d’un ensemble primitivement stratifié en « épaisseurs » articulées, tour à tour apparaissant et disparaissant. Bien qu’il reconnaisse cet appauvrissement, l’artiste contemporain n’y voit pas qu’une banale obéissance aux « impératifs » du lieu d’exposition. A lire ses notes, la violence du geste patrimonial actualise en fait un processus déjà virtuellement présent dans l’œil du contemplateur. Un processus, appelé par la conformation même de l’œuvre, retable à transformations, donc voué « à se montrer dans son perpétuel démantèlement, dans le pivotement de ses scènes et de ses figures ».

« [I]névitable », au dire du peintre contemporain, la « mise en pièces » du retable ne sera l’objet d’aucune tentative de réparation. Acte est pris de son existence et c’est à partir d’elle que les « transformations » vont se poursuivre – au-delà du programme inscrit dans l’agencement premier des panneaux (le jeu des ouvertures, avec ce que chacune d’elles « dérob[ait] en montrant »).

Du corps morcelé du retable, Titus-Carmel, conformément à nombre d’artistes contemporains, de Picasso à Bacon, de Matisse à Veličković, ne retient que le panneau central tel qu’il apparaît en position fermée : La Crucifixion. C’est le spectacle le plus poignant, l’un des sommets du pathétique grünewaldien. Au centre de la composition, la dominant de sa stature imposante, le corps atrocement supplicié du Christ, livide, criblé d’échardes et de plaies. La tête couronnée d’épines pend sur la poitrine, les yeux sont révulsés, la bouche blême ouverte, la cage thoracique remontée indique l’étouffement. Percées de clous énormes, les mains ouvertes ont les doigts crispés, les bras démesurément allongés font ployer la traverse de la croix, les genoux sont rapprochés et les pieds énormes, terreux et tordus, ensanglantés. A la droite de cette figure écrasante, trois personnages : Marie, drapée de blanc, soutenue par Jean l’Evangéliste en manteau rouge et, agenouillée, Marie-Madeleine, véritable « ménade de douleur » [6], le corps arqué, les bras levés en un geste d’imploration. Près d’elle un vase rappelant l’onguent qu’elle a versé sur les pieds et la tête de Jésus. De l’autre côté de la croix se tient, au mépris de la chronologie des événements, Jean-Baptiste, le Précurseur. Le bras et l’index droits tendus, il désigne le Crucifié tandis que les paroles que lui prête l’Evangile de Jean, Illum oportet crescere me autem minui (il faut qu’il croisse et que je diminue), s’inscrivent en rouge sur le fond noir dans le creux de son bras entre bouche et doigt. A ses pieds, l’Agneau blessé, tenant la croix de sa patte antérieure droite repliée, laisse couler son sang dans un calice. A l’arrière-plan un paysage nocturne, rocheux, où se devinent une vallée et sa rivière.

 

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[1] Voir la photo sur le site du Musée Unterlinden de Colmar.
[2] Voir la photo sur le site du Musée Unterlinden de Colmar.
[3] Voir la photo sur le site du Musée Unterlinden de Colmar.
[4] F.-R. Martin, « Grünewald et son art », dans F.-R. Martin, M. Menu et S. Ramond, Grünewald, Paris, Hazan, 2012, pp. 105 et 106.
[5] Voir G. Titus-Carmel, Carnet Grünewald, inédit, premier feuillet. Les citations qui suivent, jusqu’à indication contraire, sont extraites du même lieu.
[6] L’expression, de Wilhelm Fraenger, est citée par F. R. Martin, « Grünewald et son art », op. cit., p. 178.