Répéter crânement l’image.
Sur les Vanités de Pierre Skira
et les Memento mori de Gérard
Titus-Carmel
- Catherine Soulier
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Fig. 5. P. Skira, Vanité et instruments de musique, 2002

Fig. 6. P. Skira, Vanité, 1999

Fig. 7. P. Skira, Vanité au ruban rouge, 2001

Fig. 8. P. Skira, Vanité, 2002

Fig. 9. G. Titus-Carmel, Memento mori n° 5, 2001

Fig. 10. G. Titus-Carmel, Memento mori, 2001 (détail)

Fig. 11. G. Titus-Carmel, Memento mori, 2001 (détail)

Fig. 12. G. Titus-Carmel, Memento mori, 2001 (détail)

Pourtant, il serait abusif de conclure que Titus-Carmel retraite le Memento mori quand Pierre Skira répète les Vanités. Pour apparent qu’il soit, l’effet de citation n’épuise pas le sens de pastels en quoi Patrick Mauriès a vu très justement la « dépouille de la vanité janséniste ou baroque » [18]. Dépouille : peau enlevée à un animal tué ; cadavre. Entre mise à nu, donc, et mise à mort.

Outre qu’il sélectionne très fortement les objets symboliques, accordant, comme les peintres de Leyde, un évident privilège aux livres et aux instruments de musique au détriment des fleurs ou des pièces d’orfèvrerie, de la verrerie, et de tous les symboles du pouvoir, Skira exacerbe certains traits de la Vanitas. Par exemple l’impression de flottement et d’équilibre instable, comme suspendu, produit par certains tableaux tel celui de Simon Renard de Saint André que conserve le musée de Lyon avec son entassement précaire dans le coin inférieur droit des feuillets froissés, des flûtes et du verre brisé. Les livres, les instruments de musique, les crânes de Skira se détachent sur des fonds sombres dans lesquels tend à se dissoudre le support souvent visible dans les Vanités anciennes, qu’il soit table en partie recouverte d’un tissu froissé ou pierre nue de la tablette d’offrande. Perdant ainsi leur assise, bien plus que leurs lointains modèles, ils apparaissent en une sorte d’étrange lévitation. Errance hagarde d’objets comme vaporisés, parfois tentés d’entrer en giration quand certains d’entre eux, par leur forme et leur agencement, figurent les pales d’une bizarre hélice (fig. 5). Dérive, dans une ombre à peine ridée par le travail du fond, d’un fragile radeau de livres où crânes, instruments, tissu s’empilent, figés dans l’imminence de leur chute, telle mâchoire, tel archet retenus – au bord de quel gouffre ? – en une improbable apesanteur (fig. 6). Suspension – dans quelles ténèbres épaissies ? – d’un crâne unique, flanqué d’un mince ruban, tantôt bleu, tantôt rouge, ployé sur rien, sur de l’obscur (fig. 7).

Et puis le peintre contemporain attente bien plus violemment que ses prédécesseurs jansénistes ou baroques à l’intégrité des objets qu’il laisse ainsi flotter. Les livres usés se défont, se défeuillent jusqu’à devenir une « véritable catastrophe de papier » [19], les pages arrachées sont cornées, froissées, trouées ; les instruments restent rarement intacts. Pas toujours au mieux de leur forme, leurs ancêtres du XVIIe siècle portaient parfois quelques éraflures ou entailles ; ils exhibent pour leur part les très apparentes blessures de leur bois éclaté. Pire, ils se disjoignent, se décollent, se décomposent en fragments. Moins démontés que démantibulés. Epaves, déchets. Restes d’un cabinet de musique soufflé, comme le studium, « par le vent de la mort » [20]. Même les crânes ici sont ruines. Menacent ruine. Privés de leur mâchoire inférieure, séparés d’elle qui pend plus loin – quand leurs dents absentes ne viennent pas ricaner dans les clés de tension d’une viole ou d’un luth –, tombés à la renverse et, pour certains, en tel déséquilibre qu’ils doivent chuter encore, ils sont marqués des mêmes stigmates de décrépitude que les autres objets. Beaucoup sont creusés d’un trou surnuméraire, irrégulier, esquilleux. Et quand l’un d’eux met en regard de cette béance la large déchirure d’un feuillet plié qui le frôle comme pour mieux désigner sa fragilité, le voilà crâne de papier mâché – proie des mandibules du Temps (fig. 8).

Lévitation d’objets quasi-dématérialisés, d’une agressive vétusté, les Vanités de P. Skira ont, en somme, quelque chose de spectral. L’usage du pastel, bâtonnet friable de matière pulvérulente, sonne alors comme un quia pulvis es adressé au genre autant qu’au spectateur. Citation, sans nul doute, ces tableaux étrangement inactuels disent en même temps l’usure du motif et la désuétude du genre tel qu’il s’est fixé dans les Pays Bas puis dans l’Europe du XVIIe. S’ils répètent bien des images anciennes, c’est dans un geste de reprise critique qui s’effectue compte tenu du temps, de l’épaisseur de temps entre la pratique des anciens peintres de Vanités et la sienne propre. La valeur édifiante des compositions d’objets où le crâne, image de la fin dernière, vient rappeler le néant des grandeurs, du savoir et des voluptés, leçon morale de modération et de détachement, voire incitation au mépris des biens terrestres – certains diraient haine du corps et du plaisir –, n’a plus cours [21]. Ni non plus la satisfaction, la jubilation même à varier le motif, à entasser les merveilles auxquelles il faudra renoncer pour s’enchanter de sa propre capacité à rendre par la virtuosité de sa technique l’illusion de la réalité. Mais qu’importe. Les Vanités de Skira ne sont nostalgiques ni d’un âge d’or de la foi, ni d’un Paradis rêvé de la peinture. Même si le peintre y opte résolument pour la figuration quand Titus-Carmel se tient à sa lisière – disons en un lieu où la distinction entre figuration et non figuration n’a plus guère de pertinence –, la répétition ne saurait s’y comprendre comme effort pour rejoindre un passé perdu ; plutôt comme réappropriation d’une mémoire, d’un glossaire d’objets itératifs, dans la paradoxale fécondité de leur obsolescence. Dans les natures mortes aux instruments de musique, P. Mauriès a pu trouver « autant de versions ironiques, de négations presque rageuses de la tranquille immobilité, du poli des surfaces de Baschenis » [22], référence avouée du pastelliste contemporain. Sans doute pourrait-on caractériser également en termes d’ironie le traitement que Skira réserve à la Vanité, à condition d’entendre par là moins la dérision que l’interrogation.

L’itération n’implique-t-elle pas d’ailleurs un questionnement sur les potentialités actuelles du genre ? Les variations qui font pivoter le crâne, tournoyer les livres et les instruments qui l’entourent, témoignent d’une extrême attention à toutes les possibilités de dialogue, consonnant ou contrasté, entre des formes – le rond de la tête de mort, le rectangle du livre – et des couleurs – l’ivoire commun de l’os et du papier, le rouge ou le bleu strident d’un ruban ou d’un bout de tissu. Quant au passage du quadro au tondo, il fait entrer le thème funèbre en relation tensionnelle avec un format suggestif de plénitude, que son origine rend particulièrement apte à évoquer la maternité. Bref, si le traitement du genre en proclame la vétusté, la répétition, en ce qu’elle est variation, donc constante différenciation, exhibe conjointement sa persistante vitalité et, plus largement, celle de la peinture.

Dans les pastels de Skira, le crâne, tout bousculé, basculé, renversé, voire percé qu’il soit, reste toujours reconnaissable. Il n’en va pas de même dans les œuvres de Titus-Carmel où la répétition tourne à l’affrontement ouvert entre le peintre et son motif. Résistance têtue de l’un qui n’en fait qu’à sa tête, qui la ramène sans cesse, sur tout support, sa tête. Entêtement de l’autre à déjouer ces prétentions, en l’empêchant, disons, de trop la ramener. De trop crâner. Mis à l’épreuve de techniques diverses – acrylique sur toile ou sur papier, encre, carte à gratter, gravure –, le crâne est volontiers entamé ou déformé et quasi anamorphosé ; tantôt subissant une attaque en règle – au sens propre – quand l’usage des papiers préparés, découpés et collés autorise les angles vifs des inclusions à mordre sur l’arrondi de la calotte, à moins que l’apposition frontale d’un rectangle ne vienne en masquer toute une part ; tantôt presque dissous dans l’indistinct par la dynamique des tracés (fig. 9).

Alors que les autres œuvres du cycle, qu’elles disent leur nom ou pas, ont, malgré leur inscription dans un ensemble, vocation à exister solitairement, le grand Memento mori de 2001 (fig. 10), avec ses quatorze peintures à l’acrylique sur toile chacune représentant un crâne de trois quarts gauche, et leurs quatorze empreintes obtenues en apposant une feuille de vélin d’Arches sur la toile non encore sèche, affirme, comme toutes les séries du peintre, la volonté d’en finir avec le motif, de l’épuiser en s’épuisant à le reprendre et simultanément l’inépuisable énergie de la peinture. Deux fois quatorze variations sur la même forme : saisie dans sa variabilité propre ; déclinée chromatiquement ; modelée par les aventures du tracé que la plus ou moins grande abondance de matière picturale et son écrasement par la feuille de vélin d’Arches nuancent de fibrilles ou nervures conférant à ce qui devrait évoquer la dure minéralité de l’os une étrange douceur végétale d’algues, de mousse ou de lichen (fig. 11) ; dynamisée aussi par le travail des fonds, par les rehauts d’acrylique brun et blanc surtout qui font surgir sur la toile quatorze résidus de squelette – vertèbres, clavicules, côtes. Et puis, quatorze fois la même duplication-inversion. Chaque crâne en effet a son double, exact et pourtant inexact, entre épure et vestige, car de l’original à sa réplique la forme se dénude « sur le vide papier » et s’estompe, s’efface parfois à demi, ne laissant alors subsister qu’une trace peu distincte (fig. 12).

 

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[18] Ibid. Le soulignement m’appartient.
[19] Ibid., p. 35.
[20] Celui même qui, pour Pierre Skira, a « balayé » les objets rassemblés dans La Cuisine de Baschenis (La Nature morte, op. cit., p. 117). Mais dans les Vanités du peintre contemporain, son souffle a plus de violence.
[21] Dans Conversation avec Pascal Bonafoux, P. Skira note significativement à propos de « la peinture du XVIIe siècle de nature morte » où il situe sa « dette » : « Cette peinture sur fond sombre, une peinture au bord du gouffre, de pensée précaire, vacillante et instable est bien la mienne. C’est ainsi que je la vois aujourd’hui. Et non une peinture qui prie, une peinture d’exemple (exemplarité ?) » (Gerpinnes, Editions Tandem, 2000, p. 4).
[22] P. Mauriès, Pierre Skira, op. cit., p. 141.