Répéter crânement l’image.
Sur les Vanités de Pierre Skira
et les Memento mori de Gérard
Titus-Carmel
- Catherine Soulier
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Comme l’exposition, qu’il accompagne sans la redoubler, le livre, défaisant les ensembles préexistants, en configure un nouveau. Les titres le suggèrent d’ailleurs. Tondo dit d’emblée que certaines Vanités de Pierre Skira sont séparées de leur famille [31] d’origine pour être associées à d’autres natures mortes – aux livres, aux instruments de musique – qui, refusant comme elles de se tenir dans un espace quadrilatéral, s’enferment dans un rond. Quant à Feuillées & Memento mori, il déclare sans détour vouloir détacher de leur parentèle respective quelques-unes des œuvres désignées pour les mettre en présence les unes des autres en un effet que l’on est d’abord tenté de juger de contraste ou de contrepoint – le végétal des frondaisons et le minéral de la boîte osseuse ; la verticalité jaillissante des plantes et le tassement en boule du crâne –, mais qui, à seulement feuilleter l’ouvrage, se révèle plus complexe. Car réunir au sein d’un espace commun quelques Feuillées et quelques Memento mori, c’est peut-être avant tout montrer ce qui des unes passe dans les autres. Ou l’inverse. Sans compter qu’en fait de contraste ou de contrepoint, le plus apparent n’est sans doute pas celui des matières et des formes que le titre fait attendre mais celui qui s’instaure entre la couleur des travaux à l’acrylique et le noir et blanc des dessins à l’encre de Chine.

Et puis le livre confronte les œuvres plastiques à de l’écrit.

Dans les textes brefs dont il accompagne les reproductions des pastels de Skira, P. Quignard n’évoque que très rarement les œuvres du peintre. Seules quelques phrases, à la fois capitales et presque incidentes, font directement référence aux tableaux inscrits en regard. L’incipit du livre : « En 2001 Pierre Skira se mit à faire des ronds, des tondi » [32], la huitième séquence, « Mire est la cible » :

 

Le tondo ne permet pas de multiplier les lignes de fuite. Il concentre l’espace qu’il perfore. Rétrécissant le visible il empêche de prendre ses distances à l’intérieur de ce qu’il excave.
Il immobilise celui qui voit.
(…)
La forme que se mit à peindre Pierre Skira en 2001 commença son aspiration.
Devint vertigineuse.
Alors les livres tournent comme des astres

 

Ce n’est jamais sur le genre, Nature morte, Vanité, sur les motifs empruntés, livres, instruments de musique, crâne, ni sur le traitement qui leur est réservé que porte la méditation de l’écrivain. Ce qu’elle retient, c’est uniquement la forme du tableau, le rond du tondo, la figure du cercle entraînant la pensée vers d’autres ronds, dont les identités possibles s’égrènent au fil des pages : le tournoiement du rapace au dessus de sa proie, celui, vertigineux « jusqu’à la syncope  » [33], du chaman, le cou tranché, l’œil, la grotte, la gueule ouverte du fauve, le sexe féminin béant… Bref l’image répétée par et dans le texte, c’est celle du rond. Tellement ressassée que les fragments textuels donnent l’impression de tourner en rond – ou en ronds –, refusant toute progression linéaire au profit d’une fixation à leur origine, ce rond, qui reste leur unique sujet.

Or de rond en rond, le contrepoint verbal de Quignard fait bouger les références picturales. Négligeant les toiles attendues – on chercherait en vain la moindre allusion à une Nature morte, à une Vanité –, il convoque la Sainte Lucie de Zurbarán portant « ses deux yeux posés sur un plat rond » [34], l’Autoportrait en tondo du Parmesan, celui du Caravage dans lequel le peintre se représente « le cou tranché, bouche grande ouverte, bouche surgissant en relief sur le bouclier de parade du duc de Toscane » [35]. Il cite aussi l’eau-forte inachevée de Claude Mellan, La Souricière, où un nourrisson écarte « les genoux de sa mère, afin de guetter le lieu dont il vient de sortir », pour, en un de ces « courts-circuits noétiques » dont il est familier, la rapprocher de la Brunehilde de Johann Füssli contemplant « le fascinus de Gunther tandis qu’il est suspendu par les chevilles et par les poignets au plafond de sa chambre » [36]. Bref, des toiles en rond ou figurant des ronds, qui laissent deviner un goût certain pour la mise en abyme de la forme circulaire et une tendance à lui attribuer une vocation archaïque de violence et de mort.

Déplaçant le regard, le texte de Pascal Quignard nous fait en somme voir ce que sans lui nous ne verrions probablement pas, à quoi nous ne prêterions qu’une attention distraite informée par notre éventuelle mémoire picturale : le cercle dans lequel le pastel se tient. Dans le tondo il nous fait voir le rond. Et dans le rond, un précipité d’images – peintes, parfois, mais pas toujours. Des trous souvent. Ce qui fait qu’à regarder les tondi de Skira à la lumière – ou dans l’ombre – des mots de Quignard, nous ne voyons plus le plein d’un support chargé de pigments colorés mais un paradoxal vide dense, une sorte d’abîme fuligineux où des formes tournoient. Nous voyons donc un trou. Ou nous voyons que nous voyons à travers un trou. Nous voyons le tondo comme trou optique – « Tondo est oculus », est-il écrit. Pupillaire, peut-être, rond noir ouvert sur la nuit du corps – mais où la pupilla, la pupa, la korè, bref la petite image reflétée, s’est décharnée jusqu’à montrer son os. Orbital, surtout. Cavité sombre béant sur la grande nuit thanatique. Synecdoque d’un crâne invisible mais postulé, le nôtre sans doute, que nous ne pouvons voir – sauf à recourir à des moyens techniques comme la radiographie. Regardé dans le souvenir de son accompagnement verbal, le tondo de Vanité acquiert ainsi un intense pouvoir de vertige : sans cesse, il nous fait tournoyer de ce crâne absent dont son rond creuse l’orbite à celui, très présent, qu’il exhibe en son orbe – de notre aujourd’hui d’encore voyants à notre irrémédiable et aveugle avenir. En nous ramenant obsessionnellement à la rotondité de l’œil, mort et posé sur un plat, agrandi de terreur, écarquillé par l’avidité de la bouche ou du sexe, en superposant à ce rond celui de la gueule ouverte et du vagin béant, « bouche reproductrice prédatrice toujours ensanglantée » [37], celui aussi de la tombe, la méditation spasmée de Quignard force à voir dans le tondo, orbite creuse et pupille dilatée où se reflète la boîte d’os, le « rond de mort » [38], l’« aura de mort », le « trou de mort » [39]. Partout, il nous crève les yeux : dans les orbites vides et dans la calotte crânienne, dans le trou qui la perce, dans les caisses de résonance des luths et des mandolines, dans les clefs de tension, dans les cordes brisées reployées sur elles-mêmes en série de boucles.

Par quoi les fragments de Quignard, arrachent les pastels de Skira à l’espace culturel du musée dans lequel, au vu de leur nature ouvertement citationnelle, nous pourrions être tentés de les confiner, pour les déporter vers le plus violemment, le plus archaïquement naturel : œil, bouche, sexe – et mort ; et rendre ainsi à ces œuvres extrêmement cultivées quelque chose d’une sauvagerie irréductible.

 

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[31] J’emprunte la métaphore familiale à G. Titus-Carmel qui l’affectionne pour parler des œuvres d’une même série.
[32] Tondo, op. cit., p. [5].
[33] Ibid., p. 8.
[34] Ibid., p. 16.
[35] Ibid., p. 24.
[36] Ibid., p. 26.
[37] Ibid., p. 24.
[38] Ibid., p. 18.
[39] Ibid., p. 36.