Répéter crânement l’image.
Sur les Vanités de Pierre Skira
et les Memento mori de Gérard
Titus-Carmel

- Catherine Soulier
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Fig. 2. G. Titus-Carmel, Memento mori I, 2000

Fig. 10. G. Titus-Carmel, Memento mori, 2001 (détail)

Avec les images qu’il accompagne « L’arbre rouge » de Paul Louis Rossi en use autrement. A première vue, tout du moins. Sur elles, dont il retient des motifs – l’arbre, le crâne –, des couleurs – le rouge, le noir –, ou des particularités techniques comme celle du collage, il prend directement appui. Sans pour autant tourner au commentaire académique : la pensée, qui mêle bribes de récits, réminiscences culturelles, échappées interprétatives, allusions aux particularités topographiques et architecturales de Saintes, y est bien trop libre, trop buissonnière dans sa progression « à sauts et à gambades », entre arrêts brusques sur de vastes blancs et bifurcations soudaines au gré des associations et des souvenirs. Malgré l’apparition, ici ou là, de bouts de descriptions, celle par exemple des « deux peintures présentées côte à côte, en noir et rouge, avec cette image récurrente du cercle des yeux troués, avec deux crânes pointus – un pour chaque tableau – dont la forme semble couler vers le bas et déborder de la peinture » (fig. 2), ou celle de « la série de crânes étalés de gauche à droite (…) en deux rangées symétriques » (fig. 10), les mots de l’écrivain cherchent-ils vraiment à répéter telle ou telle image du peintre, en un vain effort de transposition ?

A quoi bon en effet tenter de construire un pseudo-double verbal des tableaux exposés à l’Abbaye aux Dames, surtout quand le livre en contient la reproduction ? Mieux vaut s’abandonner aux associations mémorielles et susciter d’autres images : œuvres de Titus-Carmel comme les Sables et les Quartiers d’Hiver, dont certains furent présentés à Saintes, mais que le livre ne reproduit pas, images d’autres artistes, prises dans un vaste musée imaginaire où le cinéma rejoint parfois la peinture. Passent ainsi au fil des pages les « Natures inanimées – verres et fruits, coquillages, citrons…, que l’on nomme aussi Vanités, avec le crâne justement posé en coin sur la table », on s’y attendait. Mais aussi, moins prévisibles, les « autels – dans Time in the Sun – dressés par Eisenstein pour la fête des morts, au Mexique : des édifices blancs, des os en croix, des crânes empilés sur les marches et le parvis des églises », les gravures de Urs Graf où des « corbeaux noirs (…) viennent piqueter les crânes sur le champ de bataille », les « Signes de l’univers de Sengaï », « le retable des Antonites d’Issenheim au Musée Unterlinden ».

Ce dernier, plus exactement un fragment de son panneau central, est appelé par l’évocation d’un motif précis, celui de « l’arbre », visible dans plusieurs reproductions. Dans la forme végétale ordonnant des hachures parallèles de part et d’autre d’une tige centrale les mots de l’écrivain font voir peu à peu un torse humain « avec le dessin visible de la clavicule et des côtes ». Commandés par le souvenir de la Suite Grünewald – et par la proximité des Nielles qui démembrent le Christ en croix d’Issenheim pour le réduire à un thorax époumoné, épuisé, carcasse travaillée par le souvenir du Bœuf écorché de Rembrandt –, ils creusent ainsi dans l’image végétale effectivement vue la place d’une autre image. Celle de la terrible cage osseuse dont l’auteur du Retable d’Issenheim a pourvu le Crucifié, image fantôme, instable, apparaissant et disparaissant, selon l’accommodation du regard.

Ailleurs, l’accompagnement verbal au lieu de soulever de l’intérieur même de l’image l’autre image qui la hante, lui substitue, au gré de libres associations mémorielles, des images extérieures puisées dans une iconothèque mentale qui n’est pas forcément celle du peintre. La forme alors, bien que toujours identique à elle-même, rayonne ou résonne autrement. Les tiges des Feuillées pointaient en ossements au terme du récit d’une métamor(t)phose qui faisait naître l’homme – ou l’Homme de Colmar – de « l’arbre rouge ». Le crâne, en revanche, reste tel qu’en lui-même : crânement crâne. Mais, au cours de la méditation de Paul Louis Rossi, ceux que le pinceau de Titus-Carmel a tracés s’effacent provisoirement devant d’autres : crânes qu’Eisenstein a mis en scène et filmés dans Time in the sun ; crânes, piquetés par les corbeaux, que le graveur suisse Urs Graf a placés dans ses scènes de guerre et de gibet. A la lumière réfléchie de ces autres eux-mêmes, les crânes exposés à Saintes affirment ici la « délectation » de leur noirceur posée « parmi les fleurs et les couleurs », là leur dimension d’humour noir, d’« umour » à la Jarry qu’un spectateur autre que l’écrivain n’aurait peut-être pas aperçue.

Peu importe que le rapprochement ne soit plus alors fondé en légitimité dans le développement interne de l’œuvre mais affiche sans réticence sa subjectivité par des formules du type « J’ai pensé » ou « Cette image me fait songer ». Ni photographies verbales prétendues, bien qu’elles décrivent parfois, ni explication des tableaux encore qu’elles puissent apporter quelque éclairage technique ou sémantique – le travail par empreintes, la glose du titre Sables –, les remarques marginales de Paul Louis Rossi en proposent plutôt le reflet dans un regard, la réfraction dans une sensibilité et une mémoire.

Est-on si loin du rapport que Tondo instaure entre les pastels de Skira et les fragments de Quignard ? S’il arrive en effet au texte de dépeindre, c’est en fin de compte moins souvent dans le sens courant de représenter par le discours – ici la peinture préexistante – que dans celui, plus rare d’« effacer l’image peinte ». De la défaire provisoirement dans notre regard pour nous faire voir en elle ou par elle, à travers elle, d’autres images.

Par quoi advient ce qui n’a pas d’image propre. La physis que les mots de P. Quignard font, de trous de chair en trou de terre, jaillir au cœur des pastels de Skira. L’« art de la peinture » dont P. L. Rossi affirme, à la dernière page de son texte, que nous pouvons « voir sous nos yeux s[’en] confirmer l’existence » dans les œuvres de Titus-Carmel.

Reprise de modèles anciens eux-mêmes fondés sur un vocabulaire formel itératif, où les objets symboliques, au premier chef le crâne, ressassent un même discours : Vanitas vanitatum et omnia vanitas ; Memento homo quia pulvis es ; Homo bulla… Variations obstinées sur ces motifs de réemploi, déclinaison presque obsessive : la boîte osseuse dans tous ses états. Reproduction mécanique de ces images répétées qui les déplace dans le livre pour y porter à la puissance du tirage chaque variation. Mise en regard, à chaque exemplaire, des images et d’un texte qui s’en fait la doublure en noir et blanc typographique mais non pourtant le double verbal… Les Vanités de Pierre Skira et les Memento mori de Gérard Titus-Carmel, dans leur réalité plastique propre comme dans leur prolongement livresque, démultiplient jusqu’au vertige la pratique de la répétition.

De quoi perdre la boule ?

Que non. Car le crâne qui « susurr[ait] plaintif la chanson du néant » [40] se retrouve toujours. Fût-ce au détour d’une manie collectionneuse. Dans les citipati de l’Himalaya, les têtes de mort souriantes que collectionne Titus-Carmel. Sous la forme inattendue d’une sucette, « figure livide de sucre blanc » [41], parmi les torsades fruitées, les Tour de Pise et Tour Eiffel sur bâtonnets que compte la collection de bonbons et sucreries du monde rassemblée par Skira.

Où l’on découvre – nouveau vertige – un autre mode de répétition.

 

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[40] R.  Queneau, « Je crains pas ça tellment », dans L’Instant fatal, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 123.
[41] P. Skira, Rêves sucrés : bonbons et sucettes du monde, Paris, Editions Viviane Hamy, 2009, p. 178.