Des images de l’hystérie à leur substitution :
L’usage des mots dans l’œuvre de Nicole
Jolicoeur ou l’intérêt d’un passage

- Barbara Merlo
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Fig. 1. N. Jolicoeur, Colère et Ironie, 2001

Des images aux mots. Regard sur le processus créateur

 

Colère et Ironie et De la plaie-image sont deux œuvres tardives de Nicole Jolicoeur : elles se situent vingt ans après ses premiers travaux inspirés des images de l’hystérie. Et ce sont les plus minimalistes : alors que les œuvres antérieures recontextualisent l’hystérie et ses images au sein d’installations d’envergure, mêlant photographies, dessins et textes, l’artiste choisit ici d’utiliser uniquement les mots comme matière de création. Ce changement s’inscrit dans la logique de son positionnement, qu’elle explique ainsi à Johanne Lamoureux quelques années avant la naissance des deux œuvres :

 

J’ai dit plutôt que je voulais être, au sein même de mon travail, dans le rôle de l’hystérique, toujours en déplacement, jamais la même, glissant toujours sur des voies différentes tout en gardant l’ancrage dans ces photographies produites au XIXe siècle et qui sont sans doute les plus représentatives des idées qui sont encore véhiculées sur l’hystérie [17].

 

En se détachant de l’ancrage visuel, elle éloigne l’hystérie de ses clichés stéréotypants. Après un long parcours, durant lequel elle s’est nourrie d’eux, Jolicoeur parvient dans ces deux œuvres à s’en défaire. Les images ne sont plus là, le terme d’hystérie non plus. La création s’appuie de toute part sur elles mais à travers l’écriture d’un texte.

Le texte original s’intitule « Les plaies-images » [18]. Colère et Ironie [19] se compose d’un fragment de celui-ci. Il raconte la relation que l’artiste entretient avec ces images scientifiques d’un autre temps. Colère et Ironie sont ici deux patientes de la Salpêtrière. Ces noms fictifs sont inspirés des sous-titres qualifiant les représentations des malades. Le champ lexical de l’hystérie et de ses crises est dense et parfois bien éloigné de celui de la médecine. « Extase », « hallucination de l’ouïe », « prière », « crucifixion », « érotisme », sous-titraient les clichés du médecin-photographe Paul Regnard, tandis qu’« attitudes tétaniques », « arc de cercle », « expression de la rage », « contorsions », sous-titraient les dessins du médecin-professeur d’anatomie à l’école des Beaux-arts, Paul Richer. « Période épileptoïde », « période de clownisme », « période des attitudes passionnelles » et « période de délire » organisent la crise en quatre temps. Jolicoeur n’utilise pas le vocabulaire profus des hystérologues. Elle ne décrit pas non plus sémiologiquement les photographies. Aucun mot n’évoque la composition, le cadrage, l’éclairage, le décor, etc., qui esthétisent les photographies et rendent caduque leur réalité scientifique. Dans son récit, ce sont les sentiments éprouvés face à ces photographies qui sont dévoilés :

 

En plus d’une réponse subjective aux images je souhaitais problématiser ma relation aux images, ce que je leur fais et et ce qu’elles me font, l’éthique à l’œuvre [20].

 

Ces plaies-images, comme elle les nomme, sont qualifiées d’insoutenables, de terribles et d’insupportables. Pourtant elle ne peut s’empêcher de les regarder.

 

bien que la peur m’envahissait, je ne résistais pas…
j’étais même tentée de créer des situations pour provoquer cette saisie…j’étais à la fois médusée par ces images et soucieuse de ce qui allait m’arriver… [21]

 

Ce pouvoir d’attraction engendre chez Jolicoeur deux craintes antagonistes : que les images s’emparent d’elle et qu’elle s’empare trop des images. Pour le texte de la vidéo intitulée De la plaie-Image [22], Jolicoeur ajoute une dose de fiction à la réalité tragique des images qu’elle met en relief, en augmentant l’extrait, qu’elle prélève une fois encore des « plaies-images » [23].

 

c’est le docteur lui-même qui m’a conseillée…
Il m’a dit :
« regardez… regardez… regardez jusqu’à ce que vous compreniez quelque chose » [24].

 

L’artiste nous explique au cours d’un entretien [25] que le docteur dont elle parle n’est autre que Jean-Martin Charcot. Le conseil donné est celui qu’il a lui-même mis en pratique à la Salpêtrière. Il est classique de lire que l’observation des patientes était le fer de lance de la méthode charcotienne. Selon Malarewicz, la mise en image de l’hystérie témoigne de la « […] volonté de transmission d’un savoir fondé sur l’observation, pour ne pas dire le voyeurisme » [26]. Le fait que l’hystérie n’ait plus été diagnostiquée peu après la mort de Charcot, alors même qu’aucun traitement n’avait été mis au point pour la guérir, voudrait dire que peu de choses furent effectivement comprises lors de ces observations dont il ne reste que les images. Cela explique les craintes ressenties et les précautions que l’artiste s’impose en les regardant à son tour.

 

je me suis placée juste derrière son épaule…
à la bonne distance…
bien à l’abri…
moi aussi j’observais jusqu’à ce que j’y comprenne quelque chose…
sachez bien que je risquais de m’y perdre et de rejoindre ces femmes dans leur abîme de misère et de terreur… [27]

 

Cette intrusion de Charcot dans le récit crée une distance avec la réalité et éloigne l’œuvre du pathos inhérent à son sujet. Il devient le maître immortel et omniprésent de l’hystérie, toujours possédé par son désir d’observation. Seulement, quand Jolicoeur répond à son « injonction » [28], c’est la partie sombre du travail de Charcot qui apparaît. Et le tour de force de l’artiste réside dans sa capacité à l’exprimer sans images.

 

Composer avec les mots. Réaliser l’hystérie

 

L’installation Colère et Ironie prend place dans un hôpital désaffecté (fig. 1). Elle a été réalisée spécialement dans le cadre de l’exposition Hôpital [29]. Le lieu, une chambre pour deux patients, est riche de symboles et de mémoire.

Le texte est appliqué au pochoir sur les trois pans de mur de l’espace/chambre d’exposition. Le rose irisé et les courbes harmonieuses de la typographie évoquent la féminité, l’érotisme et la sensualité toujours sous-jacents dans les écrits sur l’hystérie et les récits des hystériques retranscrits par les médecins (ce qui, au vu de ce qu’ils ont orchestré avec la photographie, reste à considérer avec précautions). Ces aspects, totalement absents du texte, davantage consacré à la dureté des images et à la souffrance de ces femmes, semblent prendre forme dans l’aspect visuel donné au récit. Ainsi, l’œuvre contient dans le fond, la violence exercée par la médecine et fixée par la photographie, et dans la forme l’empire sur lequel s’est construite l’hystérie : la féminité et sa sexualité.

 

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[17] « Dialogue entre Nicole Jolicoeur et Johanne Lamoureux », dans Traité de la perfection, catalogue de l’exposition, VU Centre de diffusion et de production de la photographie, Québec, VU, 1996, p. 17.
[18] N. Jolicoeur, « Les plaies-images », dans Art et Médecine, nature/culture, Musée d’art contemporain de Montréal, 2001, pp. 62-63.
[19] L’installation a été renommée Colère et Ironie lors de la construction du site internet de l’artiste. Pendant l’exposition elle s’intitulait Deux plaies-images. « J’ai trouvé que Colère et Ironie était plus juste et créait moins de confusion. J’appliquais le terme plaie-image à beaucoup d’expérimentations car cela couvrait ce que je ne savais nommer mais qui était en fait la relation aux images », nous précise l’artiste à la lecture de ce texte.
[20] Propos ajoutés par l’artiste à la lecture de l’article, septembre 2012.
[21] N. Jolicoeur, « Les plaies-images », op. cit., pp. 62-63.
[22] N. Jolicoeur, « De la plaie-image », Incidences, 9/10, Marseille, 2003, pour la version intégrale du texte lu par Nicole Jolicoeur dans la vidéo.
[23] N. Jolicoeur, « Les plaies-images », op. cit., pp. 62-63.
[24]  Ibid.
[25] Entretien réalisé par téléphone le 27 juin 2012.
[26] J.-A. Malarewicz, La Femme possédée. Sorcières, hystériques et personnalités multiples, Paris, Robert Laffont, 2005, p. 165.
[27] N. Jolicoeur, « Les plaies-images », op. cit., pp. 62-63.
[28] Ibid.
[29] L’exposition Hôpital a eu lieu dans l’hôpital Bellechasse, à Montréal, du 19 mai au 17 juin 2001.