Des images de l’hystérie à leur substitution :
L’usage des mots dans l’œuvre de Nicole
Jolicoeur ou l’intérêt d’un passage

- Barbara Merlo
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Hystérie. Le mot à lui seul intrigue et pose question. S’agit-il du terme antique, médical, psychiatrique, psychanalytique, social ? De la fureur de l’utérus, de l’inconscient, des foules ? De Charcot, de Freud, de Lacan ? Depuis qu’Hippocrate a nommé ainsi ce qu’il pensait être un déplacement de la matrice dans le corps de la femme, le mot n’a plus disparu de la littérature savante. Du grec hustera, signifiant utérus, l’hystérie est souvent rapprochée de ce que l’on appelle le mystère féminin. Séducteur et mystérieux, ce mot désigne des états hors norme, étranges et énigmatiques. Ses significations varient en fonction des époques et des cultures, oscillant toujours entre attraction et répulsion.

L’hystérie qui se manifeste à la fin du XIXe siècle à la Salpêtrière se distingue des autres par sa mise en images (photographies, dessins, gravures) et sa forte présence dans la presse et les revues de vulgarisation médicale de l’époque. Cela explique l’intérêt immédiat qu’elle suscite chez les créateurs. Les hommes de lettres et les artistes [1] s’en emparent, et sa popularité se poursuit jusqu’en 1928, quand les surréalistes célèbrent « Le cinquantenaire de l’hystérie » [2]. Elle tombe ensuite dans l’oubli l’espace d’un demi-siècle.

Depuis 1980, un regain d’intérêt pour les images de l’hystérie est observé dans la création artistique. Issus d’horizons géographiques et de générations variées, les artistes se les réapproprient pour créer des méta-images, fixes ou en mouvement, sortes de remakes plus ou moins fidèles de l’iconographie médicale ayant défrayé la chronique de l’entre-deux-siècles [3]. Du corps dansant aux mises en scène théâtrales, en passant par les photographies et les vidéos, les traces laissées par la clinique de Jean-Martin Charcot, avec les photographies de l’Iconographie photographique de la Salpêtrière [4] en particulier, ont changé de discipline et constituent un corpus dense pour les différents champs artistiques.

Comment ce transfert disciplinaire – du médical à l’artistique – s’est-il réactivé un siècle après l’apparition de ces représentations ? Plusieurs éléments sont à prendre en considération. L’année 1982 est marquée par le centenaire de la première Chaire mondiale des maladies du système nerveux, créée pour Jean-Martin Charcot grâce au soutien politique de Gambetta. Le hasard fit qu’une exposition intitulée « Charcot et l’hystérie au XIXe siècle » [5] fut organisée à la chapelle de la Salpêtrière. A cette réapparition des images s’ajoute, la même année, la publication de L’Invention de l’hystérie [6] de Georges Didi-Huberman, qui remet en question la validité de ces clichés médicaux. Avant cela, dès 1965 aux Etats-Unis, les théories de l’hystérie avaient fait leur retour dans les études historiques avec L’Histoire de l’hystérie [7] d’Ilza Veith (traduit en français en 1973). Michel Foucault s’attardera sur l’hystérie de la Salpêtrière dans son cours sur Le Pouvoir psychiatrique en 1974 et dans La Volonté de savoir [8] en 1976. Du côté des psychiatres, Etienne Trillat [9] fera une présentation des leçons de Charcot en 1971. Depuis 1980, le nombre d’ouvrages et d’articles sur ce sujet précis n’a pas cessé de croître. Jacqueline Carroy et Nicole Edelman [10], entre autres, y ont consacré plusieurs travaux significatifs. Diffusées par la recherche historique, sociologique, culturelle ou médicale, les théories et les images de l’hystérie apparaissent aux artistes souvent par hasard, au cours de leurs recherches. Touchés par le potentiel esthétique de la clinique « essentiellement picturale » [11] de Charcot, ils forgent leurs créations à partir des images de l’hystérie.

Dans les études scientifiques sur l’art contemporain, l’hystérie est une grande absente. Aucun article ou ouvrage ne lui est consacré [12]. Les traces existantes sont celles qui s’attachent précisément à une œuvre. En introduisant le travail singulier de Nicole Jolicoeur, cet article aspire également à mettre en avant l’usage récurrent de l’hystérie et de ses images dans les pratiques contemporaines et la nécessité de conduire une étude synthétique pour en analyser les enjeux et mesurer les répercussions socioculturelles de ce pan oublié de l’histoire médicale. Au-delà du visuel, c’est aussi l’ensemble des problématiques soulevées par l’hystérie qui stimule l’intérêt des artistes. Le pivot de ces problématiques est essentiellement le couple corps féminin et représentations. Charcot admettait publiquement que l’hystérie était une maladie neurologique capable de toucher les deux sexes. Cependant, il inventa et utilisa régulièrement le compresseur ovarien pour stopper ou déclencher la crise. Le nombre de représentations de l’hystérie masculine est quant à lui infime.

Reproductions photographiques mimétiques, actualisées ou détournées, chorégraphies inspirées de la gestuelle hystérique, pièces de théâtre parodiant les leçons données par Charcot, réaniment visuellement ce pan méconnu de l’histoire médicale. De plus en plus présente sur les scènes artistiques internationales [13], l’hystérie de la Salpêtrière est devenue un terreau fertile pour la création artistique contemporaine. Elle intéresse également le cinéma [14] et Augustine, célèbre patiente de Charcot, devient un personnage principal [15]. Ces œuvres plus ou moins engagées ne sont jamais neutres. Elles portent et apportent un regard critique à l’égard de ce qui est aujourd’hui communément admis comme une mise en scène. Au sein d’un corpus composé d’une quarantaine d’œuvres inspirées de l’hystérie (entre 1981 et 2010), une artiste et deux de ses œuvres se distinguent clairement des autres et méritent que l’on s’y attarde. La représentation de l’hystérie que fait l’artiste québécoise Nicole Jolicoeur pour l’installation Colère et Ironie (2001) et la vidéo-performance De la plaie-image [16] (2002) trouve sa singularité dans l’absence des images caractéristiques de l’hystérie. Ces œuvres se composent uniquement de mots. Ainsi, il apparaît nécessaire de s’interroger sur l’intérêt de substituer les mots à l’image, alors que le sujet engagé a principalement été diffusé et construit par l’image. Pour comprendre comment s’incarne cette distance avec les images initiales – avec lesquelles l’artiste travaille depuis 1981 – et en saisir ses apports, il convient d’observer les différents stades d’existence des œuvres, selon le schéma création-réalisation-réception.

 

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[1] Voir à ce sujet B. Marquer, Les Romans de la Salpêtrière. Réceptions d’une scénographie clinique : Jean-Martin Charcot dans l’imaginaire fin-de-siècle, Genève, Droz, 2008 ; voir aussi J. Clair, « Figures de l’hystérie dans l’art moderne, du symbolisme au surréalisme » dans E. Roudinesco (éd.), Autour des « Etudes sur l’hystérie » Vienne 1895, Paris 1995, actes de colloque, Paris, Hôpital Sainte-Anne, 18 nov. 1995, Paris, L’Harmattan, 1999, pp. 79-95 et C. Eidenbenz, Expressions du déséquilibre. L’hystérie, l’artiste et le médecin (1870-1914), thèse en histoire de l’art soutenue à l’Université de Genève, sous la direction de Dario Gamboni, 2011.
[2] L. Aragon et A. Breton, « Le cinquantenaire de l’hystérie », dans A. Breton (dir.), La Révolution surréaliste, 11, Paris, Gallimard, 1928, pp. 20-22. Voir à ce sujet A. Chevrier, « Charcot et l’hystérie dans l’œuvre d’André Breton », dans M. Gauchet (dir.) et G. Swain, Le vrai Charcot. Les chemins imprévus de l’inconscient, Paris, Calmann-Lévy, 1997, pp. 241-282.
[3] Parmi les artistes qui ont travaillé sur l’hystérie entre 1980 et 2010, nous comptons, sans prétendre à l’exhaustivité : Beth B, Pauline Baudry et Renate Lorenz, Veronika Bökelmann, Louise Bourgeois, Grégory Chatonsky, Fleur Darkin, Anna Furse, Douglas Gordon, Voluspa Jarpa, Nicole Jolicoeur, Mary Kelly, Leclubdes5, Jean-Claude Monod, Antonio Quinet, Sentimental Bourreaux, Tejal Shah, Herma August Wittstock et Sam Taylor Wood.
[4] D.-M. Bourneville et P. Regnard, Iconographie photographique de la Salpêtrière, 3 vol., Paris, A. Delahaye, 1877, 1878, 1879-1880. Disponible sur le site de la Jubilothèque - La Bibliothèque numérique patrimoniale de l’UPMC.
[5] J. Sonolet (éd.), J.-M. Charcot et l’hystérie au XIXe siècle, catalogue de l’exposition, chapelle de la Salpêtrière, Paris, Alpha-Fnac éd., 1982. A noter également la création d’un opéra collage, Hystérie, par le Grupo Acción Instrumental, joué parallèlement à l’exposition.
[6] G. Didi-Huberman, L’Invention de l’hystérie, Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Macula, 1982.
[7] I. Veith, Histoire de l’hystérie, traduit de l’anglais par Sylvie Dreyfus, Paris, Seghers, 1973.
[8] M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, 1973-1974, Cours au Collège de France, Paris, Seuil, 2003 et Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
[9] E. Trillat, Charcot Jean-Martin, L’hystérie, textes choisis et présentés par E. Trillat, Toulouse, Privat, 1971.
[10] Jacqueline Carroy a écrit plusieurs articles sur l’hystérie de la Salpêtrière dans la revue Psychanalyse à l’université entre 1979 et 1984. Voir aussi N. Edelman, Les Métamorphoses de l’hystérie, Du début du XIXe siècle à la Grande Guerre, Paris, La découverte, 2003.
[11] E. Trillat, Charcot Jean-Martin, L’hystérie, op. cit., p. 17.
[12] Précisons tout de même que quatre expositions (Die verlezte Diva, Hysteria, Körper, Techniks in der Kunst des 20. Jahrhunderts, Baden-Baden et Munich, Allemagne, 2000 ; Hysteria and the body, exposition itinérante du Musée des beaux-arts du Canada, entre 2004 et 2009; Hysteria, Past, Yet, Present , Newark, Etats-Unis, 2009 et Pulsion[s], art et déraison, Musée Félicien Rops, Namur, Belgique, 2012-2013) mettant en rapport des œuvres contemporaines avec l’hystérie ont eu lieu ces dix dernières années. Cependant, elles ne concernent pas uniquement des œuvres inspirées directement de l’hystérie de Charcot mais des œuvres rappelant certains traits de l’hystérie dans son sens large. Il n’y a donc aucun travail exclusivement dédié aux œuvres influencées par les traces iconographiques du service de Charcot.
[13] Les œuvres recensées depuis 1980 ont notamment été exposées aux Etats-Unis, au Japon, en France, au Chili, en Angleterre, en Allemagne, au Canada, en Suisse, en Espagne, en Belgique, en Australie.
[14] Oh my God (2011) de Tanya Wexler traite de l’invention du vibromasseur par Mortimer Granville et de l’orgasme qu’il provoque, comme mode de traitement de l’hystérie britannique. Dans A dangerous method (2011), David Cronenberg retourne sur les traces de l’hystérie de Jung et de Freud pour mettre en exergue le phénomène de contre-transfert existant entre l’analyste et sa patiente. Emmanuelle André consacre également un ouvrage aux influences de l’hystérie sur le cinéma : Le Choc du sujet, De l’hystérie au cinéma, (XIXe-XXIe siècles), Rennes, Presse Universitaire de Rennes, « Le spectaculaire », 2012.
[15] Augustine est le personnage principal de deux films français récents s: Augustine, court métrage de Jean-Claude Monod et Jean-Christophe Valtat, réalisé en 2004, sorti au cinéma en 2011 et Augustine, long métrage d’Alice Winocour, sorti en novembre 2012.
[16] Un extrait de la vidéo est disponible sur le site web de l’artiste.