Recouvrir pour recouvrer :
Remémoration et disparition
dans Notre Combat de Linda Ellia

- Evelyne Ledoux-Beaugrand
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Fig. 11-L.E. L. Ellia, Notre Combat, 2007, p. 84

L’image-bouclier

 

En tension entre répétition et détournement, de même qu’entre représentation et disparition, Notre Combat travaille au point de jonction et d’oscillation du texte et de l’image. Sous la forme de dessins, de croquis, de collages, de pliages, d’ajouts d’objets sur la surface de la page ou encore de mots, les interventions sur Mon Combat jouent un rôle d’« image-bouclier » [38] face à la méduse textuelle hitlérienne. J’emprunte à la lecture du mythe de Persée et de la Méduse proposée par Georges Didi-Huberman cette idée d’une image-bouclier comme dispositif ouvrant vers la connaissance et l’imagination de ce que d’aucuns désignent comme un inimaginable ou un impensable. Le rôle de cette image n’est pas tant de faire écran à l’horreur bien réelle qu’on ne saurait voir ou imaginer que de permettre de regarder autrement la part atroce du réel. Dans l’affrontement entre Persée et la Méduse, le bouclier n’est ni l’arme servant à tuer la Gorgone au regard mortel – c’est plutôt l’épée qui la décapite – ni un rempart derrière lequel Persée se réfugie afin d’éviter de se confronter à l’horrifique réalité. Il est au contraire le dispositif spéculaire par lequel « Persée affronte malgré tout la Gorgone » [39], c’est-à-dire malgré la menace mortifère de son regard et les risques de pétrification. La surface réfléchissante du bouclier lui permet en effet de regarder la Méduse de biais, de croiser son regard sans toutefois se laisser happer par lui. C’est sur une image spéculaire de la Méduse que Persée pose les yeux, évitant ainsi l’aveuglement qui se fait ici synonyme d’une forme d’impuissance chez ceux et celles confrontées à l’horreur pure. L’image-bouclier est un processus médiateur par lequel il y a diffraction du pouvoir médusant de l’horreur qui peut ainsi être réfléchie.

L’image mobilisée dans Notre Combat devient un instrument permettant aussi bien aux intervenants qu’aux destinataires du livre de jeter des regards multiples sur un texte imaginé médusant et de l’approcher au plus près afin de démonter ses mécanismes d’aveuglement, voire d’en rire une fois son aura mythique amoindrie. C’est en ce sens qu’elle fait office d’image-bouclier. Elle sert, d’une part, de surface médiatrice du pouvoir mortifère du texte d’Hitler, un pouvoir que le livre d’art de Linda Ellia réaffirme et dément dans un même geste. Car la mise à plat de l’aura maléfique de Mein Kampf à travers un dispositif citationnel, qui resitue le texte originel dans une nouvelle communauté de locuteurs et le recadre dans un dispositif artistique, tend du même coup à réitérer la force mortifère du manifeste nazi. Encore aujourd’hui, lui est accordé un pouvoir haineux, ce dont témoignent les débats autour de son éventuel passage dans le domaine public, et il semble quasi impossible de ne pas voir dans cet objet textuel le présage du « paradoxe d’une condition humaine inhumaine » [40] à laquelle le nazisme a voué les juifs, les tsiganes ainsi que d’autres groupes sociaux. Une condition rendue avec éloquence ce tableau réalisé par Linda Ellia (fig. 11-L.E.) où peine à se faire reconnaître l’humanité du visage représenté [41]. Les marques redoublées de la citation – sous forme de marges à l’échelle de la page, des dispositifs pré- et postfaciels et du boîtier orné de barbelés à l’échelle du livre – suggèrent tout au long de Notre Combat la persistance du pouvoir injurieux et blessant de Mein Kampf contre lequel l’abondant dispositif d’encerclement doit nous prémunir.

D’autre part, la médiation du texte injurieux par le biais de l’image entraîne la diffraction de la force médusante du texte d’Hitler, renforcée par le démembrement de l’ouvrage à la faveur duquel il passe du statut d’énoncé programmatique d’un génocide à celui d’œuvre d’art. Cette œuvre placée sous le signe d’un combat collectif refuse l’unicité et l’univocité et « n’est [surtout] pas un acte isolé » [42]. Au contraire, dans sa démarche comme dans son résultat, Notre Combat façonne un « nous » remémorant, une communauté laissée ouverte, toujours susceptible de se reconfigurer, à l’instar du livre sans cesse démonté et remonté dans le cadre des expositions qui s’en inspirent. Il ne s’agit donc pas de faire de l’image une arme mortelle et de mettre à mort la méduse hitlérienne, d’en finir une fois pour toute avec elle en la décapitant d’un coup d’épée fatal [43]. Les images dont sont recouvertes les pages de Mein Kampf tendent plutôt à diffracter le texte et à faire dévier la trajectoire de ses énoncés afin de les mettre au service d’une entreprise de remémoration infinie. Si elles obscurcissent le texte hitlérien, le masquant en totalité ou en partie, réduisant dans tous les cas sa lisibilité, les images de Notre Combat contribuent aussi « à dessiner des configurations nouvelles du visible, du dicible et du pensable » [44] appelées à se renouveler incessamment. Non seulement elles permettent de jeter un regard sur Mein Kampf, mais les images du livre d’art, en raison de leur dimension à la fois critique et collective, détournent les énoncés du programme nazi à d’autres fins, mettant ainsi en mouvement un livre que le gouffre de la Shoah a rendu (imaginairement) intouchable.

Préfigurateurs d’une destruction d’une ampleur sans précédent, les mots d’Hitler deviennent très littéralement le lieu d’un processus de remémoration qui vise à recouvrer, par voie de recouvrement, ce que le projet nazi avait voulu effacer, à savoir non seulement une diversité humaine, mais également la mémoire même de la disparition. De la rencontre entre le texte programmatique du génocide perpétré au nom du nazisme et des réactions et commentaires imagés des intervenants s’engage un dialogue qui déplace et déjoue les enjeux du texte originel. La performativité à l’œuvre dans la rencontre du texte et des images fabrique un espace mémoriel où chacun – juifs et non-juifs, légataires officiels ou gens simplement « nés après [et qui, de ce fait,] ont été atteints par ces retombées comme anatomiques du nazisme et des camps » [45] -, est autorisé à s’exprimer sur ce lourd héritage commun qu’est la Shoah. Le projet d’Ellia les convie à donner libre cours au « mouvement des associations, c’est-à-dire des montages imaginaires et symboliques dont nous investissons interminablement cette histoire tragique » [46] contenue en germe dans Mein Kampf. Le montage, les associations libres et les procédés de recadrage du texte, arraché à son contexte originel et placé dans une nouvelle communauté de locuteurs, concourent à critiquer et à déplacer sans cesse le sens premier du manifeste en sorte que, à l’issue de son démembrement, de son recouvrement par l’image et de son remembrement, le livre hitlérien passe du statut d’aruspice mortifère à celui de corps de mémoire. Remembrement et remémoration se rejoignent dans Notre Combat, conviant le sens donné en vieux français un verbe remembrer qui désignait alors l’acte de mémoire [47]. Bien qu’encore présent, le texte initial est dérouté par les interventions imagées. Sa téléologie meurtrière se voit ainsi détournée au profit de la construction d’un corps mémoriel collectif, composite, disparate, contradictoire, et en cela non seulement profondément humain, mais radicalement opposé au projet nazi qui cherchait à faire disparaître jusqu’à la mémoire de la disparition.

 

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[38] G. Didi-Huberman, Images malgré tout, op. cit., p. 223. Didi-Huberman développe cette idée dans le contexte d’un débat sur les traces visuelles, surtout photographiques, de l’extermination. Ce débat s’est engagé notamment avec Gérard Wajcman suite à l’exposition Mémoire des camps, où étaient montrées des photographies prises par un membre du Sonderkommando d’Auschwitz. C’est donc dire que l’image dont il est question chez Didi-Huberman n’est pas de même nature que celles dont Notre Combat recouvre le texte d’Hitler. Les images de Notre Combat m’apparaissent toutefois jouer face à Mein Kampf un rôle similaire à celui que Didi-Huberman prête aux photographies d’Auschwitz vis-à-vis de l’horreur du réel de l’extermination. Les photographies prises par le Sonderkommando nous permettent d’imaginer et l’imagination a, selon Didi-Huberman, précisément partie liée avec la possibilité de se souvenir. Ces photos sont une « façon de savoir malgré tout » (p. 201), bien qu’elles ne nous donnent « pas la "proportionnalité" de l’événement » (p. 201) et ne nous rendent « certes pas "présent" le mal radical » (p. 193). Les images et imagetextes du livre d’art d’Ellia sont plutôt l’aboutissement d’un processus d’imagination rendu possible par le démembrement de Mein Kampf et sa mise en circulation.
[39] Ibid., p. 222.
[40] M. Revault d’Allonnes, Fragile humanité, Paris, Aubier, « Alto », 2002, pp. 147-148.
[41] Le tableau n’est toutefois pas signé.
[42] L. Ellia, Notre Combat, op. cit., p. 12.
[43] Même si quelques interventions participent en effet d’un désir de trancher la tête d’Hitler, à l’échelle du livre le projet mené par Notre Combat s’inscrit plutôt dans un processus de réflexion et de détournement.
[44] J. Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 113. C’est, de façon générale, à toutes les images de l’art que Rancière attribue la capacité de faire naître ces nouvelles configurations.
[45] A.-L. Stern, Le Savoir-déporté. Camps, histoire, psychanalyse, Paris, Seuil, 2004, p. 108.
[46] G. Didi-Huberman, Images malgré tout, op. cit., p. 156.
[47] J. Picoche, Dictionnaire étymologique du français, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1994, p. 347.