Recouvrir pour recouvrer :
Remémoration et disparition
dans Notre Combat de Linda Ellia
- Evelyne Ledoux-Beaugrand
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Fig. 6-L.E.. L. Ellia, Notre Combat, 2007, p. 350
A l’image de la multiplicité des techniques et des médias utilisés, les propos des interventions se caractérisent par la dissemblance. Il est en ce sens difficile d’appréhender les commentaires des participants et leurs réactions devant le livre d’Hitler sur la base de catégories. La reconnaissance des effets létaux et de la nocivité de Mein Kampf, ou encore de son caractère mensonger, côtoie des mises en scène de sa destruction, qui vont de sa décomposition à son enfermement (fig. 6-L.E.), parfois combinées dans une même image (fig. 7). Ces interventions qui témoignent d’un désir de vengeance cohabitent avec des détournements humoristiques ou graves des mots d’Hitler. De nombreux clichés, tels le triomphe de la vie sur la mort, la colombe de la paix, les cœurs saignants, les squelettes et crânes humains, se retrouvent côte à côte avec des hommages personnels à des disparus et des commentaires affectifs, poétiques, intuitifs et politiques, notamment sur l’interventionnisme tardif des grandes puissances et, empruntant la voie d’une « mémoire multidirectionnelle » [17], sur les échos entre colonialisme et nazisme. En plus de prendre manifestement le contrepied de l’esthétique et de l’idéologie nazies, qui refusaient l’altérité au nom d’un fantasme de pureté et d’ordre, la mixité parfois discordante de Notre Combat met en lumière le souci d’éviter toute forme de censure, tant celle qui viendrait écarter certaines des interventions, qu’une censure appliquée au texte d’Hitler. Car le recouvrement du texte par les centaines d’interventions artistiques ne voue pas pour autant Mein Kampf à l’effacement et encore moins à la destruction. Si, à l’échelle individuelle, quelques contributions s’emploient à masquer complètement la page arrachée au livre d’Hitler, à l’échelle du livre d’art, sa présence est sans cesse rappelée, notamment par la pagination, par les marges de Notre Combat qui laissent deviner la présence du feuillet sous-jacent ou font apparaître à la façon d’une image négative la page qui n’est pas matériellement présente (fig. 8).
Performativité de l’injure et imaginaire des mots meurtriers
Notre Combat échappe à la tentation d’effacer complètement des mémoires Mein Kampf, de le mettre à l’index en raison de la charge haineuse et plus précisément antisémite qu’il contient et du fait qu’on lise désormais en lui une préfiguration du génocide. Autour de ce texte tabou circule d’ailleurs une méprise relative à l’interdiction dont il serait l’objet. S’il est vrai que sa publication et sa reproduction demeurent strictement règlementées en Allemagne, bien que la possession et la vente d’éditions antérieures à 1945 soient permises, seuls quelques Etats ont formellement interdit sa vente [18]. Dans la plupart des pays, il est donc facile de se procurer le livre d’Hitler [19], qui est en outre désormais accessible, en plusieurs langues, en quelques clics sur internet. L’illusion de sa mise au cachot participe cependant de l’aura mythique de toute-puissance dont il est entouré au moins depuis l’immédiat après-guerre et contribue à son identification, dans l’imaginaire contemporain, à une méduse textuelle dotée de la capacité de tuer soit directement, soit, par un principe métonymique, en transformant ses destinataires en meurtriers.
Ressortissant autant au registre du feu, de la toxicité que de la contagion virale, le réseau sémantique déployé autour de lui témoigne de la charge mortifère qui est attribuée au texte hitlérien au moins depuis la guerre [20]. Décrit dans un tract de La Rose blanche daté de 1942 comme une « gangrène, qui allait atteindre toute la nation » [21], il est jugé, à la Libération, « poison » par les soldats alliés qui arguent en faveur de son bannissement. Les propos tenus par le substitut du procureur britannique Elwyn Jones lors du procès de Nuremberg cristallisent cette idée d’une continuité directe entre les énoncés antisémites d’Hitler et la destruction des juifs d’Europe. Au manifeste nazi Jones accorde une performativité meurtrière lorsqu’il affirme : « De Mein Kampf, le chemin conduit directement aux fournaises d’Auschwitz et aux chambres à gaz de Maidanek [sic] » [22]. Souvent mise au service d’un discours favorable à la censure, cette rhétorique postule une parfaite adéquation entre le locuteur, ses énoncés haineux et leurs effets, en l’occurrence leur réalisation génocidaire. Les pages de Mein Kampf sont imaginées comme l’extension du corps d’Hitler et de ses troupes SS, comme si ses mots formaient un corps capable d’atteindre mortellement ou de contaminer la corporalité de ses lecteurs, transformant certains d’entre eux en bourreaux et attaquant directement d’autres. Dans cette logique où dire et faire fusionnent sous l’effet de la toute-puissance du locuteur, le recours à la censure semble un choix logique pour ceux et celles qui souhaitent se prémunir contre la performativité des actes langagiers haineux.
Sans remettre en question le pouvoir offensant des mots et leur capacité à nous heurter physiquement, Judith Butler s’en prend au mythe de la toute-puissance de certains locuteurs. Elle rappelle que le pouvoir du langage ne tient ni au contenu de l’énoncé ni simplement à son contexte et encore moins à la supposée souveraineté de l’énonciateur. Ce sont plutôt les structures langagières, combinées au fait que nous sommes des êtres de langage venus à la subjectivité à travers des processus d’interpellation et de nomination, qui confèrent aux mots une puissance d’agir. Leur pouvoir blessant n’est donc pas une propriété inhérente aux discours racistes ; il se sédimente dans l’usage répété qu’en fait une communauté de locuteurs, qui eux-mêmes invoquent, en reprenant à leur tour l’injure, des conventions langagières et des « usagés hérités » [23]. Pour revenir au contexte particulier de la conjonction des énoncés haineux de Mein Kampf et de l’assassinat d’au moins six millions de juifs, force est de remarquer que le pouvoir imaginé à la fois médusant et meurtrier du texte d’Hitler a reposé sur une machine propagandiste extensive qui s’est assurée la circulation et la répétition structurée des énoncés hitlériens sur de nombreuses années.
Dans l’ouvrage qu’il consacre à l’histoire de ce que d’aucuns désignent comme la « bible nazie », Antoine Vitkine analyse l’encadrement strict de la diffusion de Mein Kampf dans l’Allemagne du Troisième Reich. Alors que des politiques et des structures de distribution massive du livre sont mises en place, la publication de courts extraits ainsi que l’édition de traductions intégrales destinées aux pays limitrophes de l’Allemagne sont interdites par ordre d’Hitler. Si elles peuvent d’entrée de jeu être identifiées à une forme d’autocensure, les entraves posées à la libre circulation du texte sont pourtant loin d’en limiter la puissance. Elles concourent au contraire à amplifier le pouvoir de blesser de Mein Kampf. Dès lors qu’elle est prise en charge pas des structures de distribution à la fois strictes et extensives garantissant sa « surexposition » [24], la prolixité du texte hitlérien, connu pour être touffu, répétitif, incantatoire et contradictoire, vise en effet à « aveugler plutôt qu’à clarifier les intentions de son auteur » [25].
[17] Au sens où Michael Rothberg théorise la mémoire multidirectionnelle dans Multidirectional Memory: Remembering the Holocaust in the Age of Decolonization, Stanford, Stanford University Press, 2009.
[18] En plus de l’Allemagne et de l’Autriche, il est officiellement interdit de vente en Hongrie, Israël, Lituanie, Norvège, Portugal, Suède et en Suisse (selon M. J. Bazyler, « Holocaust Denial Laws and Other Legislation Criminalizing Promotion of Nazism », ressource électronique, Yad Vashem, 2006, pp. 1-15).
[19] Il figure notamment sur la liste des meilleures ventes en Turquie et en Inde. Voir à ce sujet A. Vitkine, Mein Kampf. Histoire d’un livre, Paris, Flammarion, 2009.
[20] Dans son enquête sur la réalisation, la publication et la distribution du livre, Vitkine s’intéresse à la réception critique de Mein Kampf dans l’immédiat de sa parution. Rapidement traduit en plusieurs langues, l’ouvrage et le programme politique qu’il présente ont rarement été pris au sérieux. Il faut dire qu’en tant que lecteurs situés dans un monde post-Shoah, nous possédons désormais un funeste horizon de lecture nous permettant d’assimiler Mein Kampf non seulement à une Gorgone qui a pu méduser un peuple, mais également à une sorte de Cassandre à laquelle les lecteurs des années 1920 et 1930 auraient fait la sourde oreille.
[21] H. Scholl et S. Scholl, Lettres et carnets, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Tallandier, 2008, p. 351.
[22] Cité dans A. Vitkine, Mein Kampf. Histoire d’un livre, op. cit., p. 192.
[23] J. Butler, Le Pouvoir des mots. Politique du performatif, traduit par Charlotte Nordmann, Paris, Editions d’Amsterdam, 2004, p. 59.
[24] A. Vitkine, Mein Kampf. Histoire d’un livre, op. cit., p. 83.
[25] Ibid.