Recouvrir pour recouvrer :
Remémoration et disparition
dans Notre Combat de Linda Ellia
- Evelyne Ledoux-Beaugrand
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Initié par la plasticienne Linda Ellia, le livre d’artiste Notre Combat [1] est le fruit d’un travail collectif qui prend son origine dans une question encore aujourd’hui lancinante : que faire du manifeste haineux et antisémite d’Adolf Hitler, près d’un siècle après sa publication originale en langue allemande en 1925 et plus de soixante ans après la mise en œuvre de la « Solution Finale » que ses pages laissent présager sans toutefois la nommer directement ? Au moment où s’annoncent le passage de Mein Kampf dans le domaine public (à la fin de l’année 2015) et sa soustraction des régulations et limitations imposées par l’Etat de Bavière qui en détient les droits de reproduction depuis l’après-guerre, il est d’actualité d’interroger les possibles usages artistiques et critiques du pamphlet nazi. Lieu d’une rencontre inusitée entre la version française du tristement célèbre texte d’Hitler, intitulée Mon Combat, et les interventions d’inconnus ainsi que de quelques artistes de renom, Notre Combat rassemble les réactions de centaines de participants face à ce texte rétrospectivement identifié comme l’énoncé programmatique du génocide des juifs d’Europe.
Alors que les modalités et limites de la représentation visuelle de la Shoah font débat, le statut du texte hitlérien est plus rarement pensé hors de la scène juridique où il est surtout question des limites à imposer à sa reproduction, à sa circulation et à sa mise en vente [2]. Or, en raison du pouvoir qui lui est conféré dans l’imaginaire contemporain, pèse sur lui « un interdit qui fait loi » [3]. L’anathème représentatif qui cherche à interdire les images de l’extermination, du moins lorsque celles-ci s’inscrivent dans une mimèsis prétendant reproduire le réel de la Shoah, et le tabou planant sur le manifeste d’Hitler ne sont certes pas exactement de même nature. Ils s’avèrent cependant tous deux liés au caractère subjuguant qu’on prête à ces représentations ainsi qu’au manifeste nazi. Suivant l’un des arguments invoqués afin de justifier ce que Didi-Huberman qualifie de « dogme de l’irreprésentable » [4], les images de l’horreur « captur[er]aient notre regard et interdi[r]aient toute distance critique » [5]. Les lois encadrant l’accès à Mein Kampf reposent sur un présupposé semblable : il serait difficile de résister à la haine véhiculée par le manifeste et d’exercer, face à celui-ci, notre faculté de réflexion. En outre, le texte hitlérien est (imaginairement) inscrit dans une parenté avec les représentations photographiques et cinématographiques du génocide : il en serait, en somme, le point d’origine.
A Mon Combat est ainsi accordé un pouvoir que l’on peut qualifier de médusant : on le suppose capable de paralyser, voire d’abolir la pensée des destinataires que sidèrerait la haine contenue dans les mots d’Hitler. « Quelle ne fut pas ma stupeur lorsque ma fille me posa dans les mains le livre d’Adolf Hitler, Mein Kampf, trouvé dans une cave » [6], écrit Linda Ellia dans l’avant-propos à l’ouvrage. Devant le manifeste d’Hitler, qui ne serait autre que la préfiguration de l’horreur réelle de l’extermination, nous serions donc impuissants. L’aura funeste dont est entouré Mein Kampf a ainsi quelque chose de mythique : non seulement elle repose sur une illusoire croyance en la toute-puissance du discours de haine, se reportant ainsi au sens second de l’adjectif, mais en elle s’entend un écho au mythe de Méduse, la mortelle Gorgone qui n’est regardable qu’à travers « le dispositif des images » [7] dont fait office le bouclier de Persée.
Cela explique peut-être pourquoi ils sont encore peu nombreux à oser s’approprier Mein Kampf à des fins artistiques comme le fait Linda Ellia et les collaborateurs de Notre Combat. En conjuguant les images au texte, qui travaillent ici ensemble à resignifier Mein Kampf, Notre Combat engage un dialogue avec la méduse hitlérienne afin de réfléchir au/le pouvoir d’anéantissement dont il est (imaginairement) investi. Dans la rencontre avec les mots et les images opérée par le livre d’Ellia, le texte d’Hitler subit un détournement. Son pouvoir imaginé annihilant est transgressé et mis au service d’une œuvre d’art collective. A travers elle, s’initie un acte de remémoration, qui se veut également un acte de remembrement d’une communauté faisant corps dans la diversité. Notre Combat fait en cela œuvre de recouvrement : il recouvre d’images des pages arrachées au texte d’Hitler et vise ainsi à recouvrer une certaine mémoire de la Shoah, dans la mesure où l’on envisage, à la suite de Paul Ricœur, la mémoire comme « faire » [8], un exercice entretissant le souvenir à l’oubli, et qui s’entend dans le contexte de Notre Combat en termes de production d’images artistiques et d’effacement du texte initial. En empruntant à la réflexion de Judith Butler sur le pouvoir injurieux des mots, cet article analyse les enjeux mémoriels du processus de resignification que la rencontre du texte et de l’image fait subir aux énoncés haineux d’Hitler et il explore la façon dont l’usage contre-citationnel de Mein Kampf transforme ce texte en une œuvre d’art qui a partie liée avec un acte de mémoire.
De Mon Combat à Notre Combat : dualité et altération
Publiée en 2007 sous la forme d’un livre et devenue, depuis 2009, une exposition qui rend accessibles au public des centaines d’interventions laissées en marge de l’ouvrage faute de place pour les intégrer toutes [9], l’œuvre collective Notre Combat appartient à la catégorie des livres d’art fonctionnant par altération du support livresque premier qu’est ici Mon Combat d’Adolf Hitler. La genèse de l’œuvre, que narre Ellia dans l’avant-propos de l’ouvrage, s’inscrit d’abord dans un contexte personnel et intime. L’apparition soudaine d’une édition française de Mein Kampf entre les mains de sa fille laisse Linda Ellia désemparée et son désarroi ne se trouvera apaisé que par le démembrement qu’elle fait subir au livre. Se refusant en effet à simplement le détruire, à le brûler, geste rappelant trop les autodafés nazis, ou à le renvoyer à la cave d’où il a été tiré, elle se l’approprie plutôt. De cette appropriation, le livre d’Hitler ressort certes abîmé, démembré, mais encore reconnaissable sous les dessins et les mots dont Ellia le recouvre. Devenus ainsi des canevas invitant une expression artistique, les feuillets arrachés à Mon Combat sont mis en circulation par Ellia. Après avoir distribué plusieurs pages à des amis et des connaissances, l’artiste se poste dans des lieux publics, à des carrefours et à la sortie des stations de métro, où elle tend des feuillets à des inconnus appelés à s’exprimer sur le texte. A l’issue de ce travail de démembrement et de recouvrement prend forme un livre d’art caractérisé par la mixité et la multiplicité (des techniques, des médias tout comme des propos des interventions). Dans sa forme, Notre Combat apparaît d’emblée comme une entité duelle, bicéphale, où deux objets s’arriment l’un à l’autre sans qu’il soit possible de les disjoindre, tout en évitant une fusion par laquelle ils formeraient un troisième terme. L’identité propre à chacun demeure reconnaissable, comme en témoigne le double copyright de l’ouvrage, aux Editions du Seuil en ce qui a trait au résultat final et aux Nouvelles Editions Latines pour ce qui relève de la traduction française de Mein Kampf.
[1] Linda Ellia, Notre Combat, Paris, Seuil, 2007. le site Notre Combat est consacré au projet, au livre et à l’exposition.
[2] En Allemagne, sa reproduction, sa vente et même sa possession sont régulées par des lois rigoureusement appliquées, parfois en faisant fi des contextes éducatifs et antiracistes dans lesquels s’inscrit sa reproduction. Au printemps 2012, le Land de Bavière annonçait la reparution prochaine d’une version annotée du pamphlet hitlérien, dont la sortie est prévue pour 2015, moment où il doit passer dans le domaine public. Ailleurs dans le monde, les régulations touchant Mein Kampf ne sont pas aussi strictes. Même si certains pays interdisent effectivement sa vente, il est facile de le lire sur internet, et en plusieurs langues. L’illusion de son bannissement, rapidement démentie par une recherche sur les grandes librairies en ligne, semble surtout alimentée par l’aura mythique entourant, pour des raisons historiques évidentes, ce livre-cassandre dans lequel nous lisons désormais la préfiguration de l’extermination d’une grande partie des juifs d’Europe.
[3] E. Villette, « La mémoire nous joue un tour… ou l’art doit-il être réinventé ? », dans L. Ellia, Notre Combat, Paris, Seuil, 2007, p. 19.
[4] G. Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003, p. 194.
[5] J. Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 99. Rancière résume dans cet extrait l’argument d’Elisabeth Pagnoux – auquel il n’adhère pas – présenté dans un article des Temps modernes écrit en réponse à l’essai de George Didi-Huberman pour le catalogue de l’exposition Mémoire des camps.
[6] L. Ellia, Notre Combat, op. cit., p. 9.
[7] G. Didi-Huberman, Images malgré tout, op. cit., p. 221.
[8] P. Ricoeur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 67.
[9] Environ un millier de « tableaux » ont été réalisés. Un peu plus de trois cents sont montrés dans le livre Notre Combat alors que six cents ont été choisis pour figurer dans l’exposition. Comme je n’ai pu visiter l’exposition, qui a été présentée, depuis 2009, en Suisse, en Californie, en France et en Allemagne, il en sera peu question dans cet article. D’autant plus que les photographies des expositions laissent croire à une scénographie différente d’un lieu à l’autre. Pour une idée de ces scénographies, on peut consulter la rubrique « Expos » du site consacré au livre.