Recouvrir pour recouvrer :
Remémoration et disparition
dans Notre Combat de Linda Ellia

- Evelyne Ledoux-Beaugrand
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Fig. 1. L. Ellia, Notre Combat, 2007, p. 120

Fig. 2. L. Ellia, Notre Combat, 2007, p. 106

Fig. 3-L.E. L. Ellia, Notre Combat, 2007, p. 146

Fig. 4a. L. Ellia, Notre Combat, 2007, p. 272

Fig. 5. L. Ellia, Notre Combat, 2007, p. 339

L’ouvrage de Linda Ellia ne se contente donc pas de reprendre le titre du manifeste nazi dont elle modifie l’adjectif possessif, devenu pluriel, de façon à infléchir ses visées originelles haineuses. Il s’inscrit et s’écrit très littéralement à la fois sur et contre Mon Combat : s’il constitue le matériau premier qui fait le fond de l’œuvre, son fondement en somme, le texte hitlérien est partiellement effacé, dans tous les cas aplani par les interventions venues se superposer à lui. Encadré par un abondant appareil pré- et postfaciel (dont traitent plus longuement les pages qui suivent), le livre r(é)assemble dans un semi-désordre les pages de l’ouvrage d’Hitler [10], préalablement arrachées à sa version originale française, et remontées après avoir servi de canevas à l’artiste et aux nombreux autres intervenants. Le résultat est un ensemble constitué de plus de trois cents contributions, certaines signées, d’autres anonymes. Tantôt humoristiques, tantôt graves, voire tragiques et pathétiques, les interventions sont diverses, pour ne pas dire hétéroclites et même contradictoires dans leurs propos. Elles restent néanmoins liées les unes aux autres par une métadiscursivité, à la fois au sens courant d’un commentaire sur un discours préexistant et au sens plus littéral d’un discours écrit sur un autre, à la façon d’un palimpseste. Bien qu’elles empruntent à des médiums différents et que les propos émis et les tonalités adoptées ne suivent aucune règle précise, sauf peut-être celle de l’hétérogénéité, élevée dans Notre Combat au rang de paradigme, chacune des interventions commente de façon bien personnelle le texte d’Hitler et ses effets mortifères dont on peut aujourd’hui prendre la mesure, et inscrit son commentaire à même la surface de l’écrit haineux [11].

Cinq grands modes de modification des pages de Mein Kampf sont repérables dans Notre Combat. Le texte d’Hitler fait parfois l’objet d’un recouvrement total, de sorte que rien de lui ne subsiste. Dans les pages signées par le peintre français Speedy Graphito (pseudonyme d’Oliver Rizzo) (fig. 1 et 1-L.E. [12]), une partie des marges de Mon Combat est encore visible. Cela n’est toutefois pas le cas pour toutes les interventions. Parfois, seules les marges de la page de Notre Combat, préservées sur tous les feuillets, rappellent en creux la présence du premier livre. Misant également sur l’opacité, plusieurs interventions procèdent à un recouvrement partiel, souvent mis au service d’un détournement des mots d’Hitler. Dans ce tableau (fig. 2 et 2-L.E. ) qui n’est pas signé, c’est moins par addition que par soustraction que le discours est détourné. Ne sont ici gardés que les bouts de phrases permettant de recomposer un texte nouveau et radicalement différent des propos d’Hitler. Le poème formé au-dessus du vide laissé par la suppression de la presque totalité des mots fait l’apologie de ce que honnissait le dirigeant nazi : « A cela s’ajoutait encore le profond amour/ penser à cette Babylone de races.)/ c’était merveilleux » [13]. Les autres phrases sont vouées à l’illisibilité et jetées pêlemêle au bas de la page.

D’autres contributions recourent plutôt à la transparence et recouvrent, en totalité ou en partialité, le texte sous-jacent qui demeure (en partie) lisible en contre-fond. Dans ce type de tableau, il importe peu que le texte soit ou non déchiffrable, la visibilité des mots servant surtout à dénoncer leur œuvre funeste, comme dans ce tableau où les mots et les squelettes font littéralement corps dans l’espace confiné d’un wagon à bestiaux (fig. 3-L.E.). S’ajoutent enfin la transformation de la page en un objet, notamment par voie de pliage, de découpage et d’intégration à une sculpture, ainsi que la superposition d’objets sur la feuille ainsi devenue le support d’une matérialité qui est souvent la métonymie d’existences disparues (par exemple, les cailloux posés sur la feuille, reprenant le rite funéraire juif (fig. 4a et 4a-L.E. ), les lunettes abîmées qui, ainsi posées sur une feuille volontairement écornée, évoquent les montagnes d’objets exposés au musée mémorial d’Auschwitz-Birkenau (fig. 4b  et 4b-L.E. ) et les mèches de cheveux (fig. 4c et 4c-L.E. ). La tridimensionnalité de ces interventions est toutefois mise à plat dans le livre recomposé à partir des pages altérées de Mein Kampf. Sculptures, objets et autres interventions qui travaillent le volume sont en effet photographiés et renvoyés à une figuration parfois privée de profondeur ou dont la profondeur est factice.

La diversité et l’étendue des médiums et des techniques rendent impossible une saisie exhaustive dans le cadre restreint d’un article. Parmi les procédés utilisés afin de recouvrir et d’altérer le texte princeps, mentionnons l’inscription de (bouts de) texte sur les mots d’Hitler, l’ajout de dessins, de croquis ou de peinture, avec notamment des dessins d’enfant, et de bande-dessinée. Plusieurs intervenants optent pour les collages et les jeux de superposition, usant entre autres d’images connues liées à la Shoah. Sous leur forme photographique courante ou rendues par des croquis à l’effet déréalisant, des « images survivantes » [14] et des « images rémanentes » [15] de l’Holocauste sont fréquemment mobilisées : parmi elles, mentionnons les portraits d’Anne Frank, les wagons à bestiaux, les lacis de rails, les photos d’archives prises après la libération des camps et montrant des bulldozeurs qui poussent des montagnes de corps émaciés et le portail d’Auschwitz. Ces images sont désormais devenues iconiques des camps de la mort, et leur reprise joue selon Marianne Hirsch une fonction de connecteur générationnel et de passeur mémoriel [16]. A elles s’ajoutent des images et des matériaux liés à l’histoire personnelle des intervenants. L’archive privée croise dans Notre Combat l’archive culturelle ; ensemble elles participent d’un travail de remémoration qui cherche parfois à donner une individualité à des victimes anonymes (fig. 5). Portraits de parents et d’ancêtres, photographies et dessins de rails de chemin de fer, tickets de rationnements, étoiles jaunes, bouts de tissus, croix gammées, listes de déportés et de quelques-uns des Justes de France sont pareillement utilisés à des fins de recouvrement du texte hitlérien. Les contributions qui travaillent plus directement la matérialité de Mein Kampf le font en empruntant également plusieurs voies. Les feuillets arrachés sont tour à tour mis en pièces, troués par le feu, pliés, transformés en capitonnage d’un cercueil qui reçoit un Hitler format poupée, écornés, recouverts d’objets, parfois même souillés et soumis à un processus de décomposition.

 

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[10] La structure générale de l’ouvrage est reprise (page de grand titre, exergue, avertissement des éditeurs, corps du texte et conclusion) sans que les feuillets suivent l’ordre numérique. Le corps du texte connaît une désorganisation plus importante encore : il est rare que deux pages d’un même chapitre de Mon Combat se retrouvent côte à côte dans Notre Combat. La lisibilité de Mein Kampf est doublement mise en échec, à la fois par les interventions sur la page et par l’implosion du texte.
[11] La force d’impact du livre tient à cette hétérogénéité foisonnante qui place la singularité des intervenants au second plan. Plusieurs tableaux sont en effet anonymes, tantôt par choix et tantôt parce que la signature est indéchiffrable. Il faut se reporter à la « Liste des intervenants » placée en fin d’ouvrage pour connaître l’identité des collaborateurs sans qu’il soit toujours possible de relier les noms aux interventions.
[12] Je choisis, lorsque cela s’avère pertinent, de présenter côte à côte certaines photos que m’a aimablement transmises Linda Ellia (identifiées par les initiales L.E.) et des pages de Notre Combat que j’ai moi-même scannées afin de montrer l’écart entre elles. Sur les photos de Linda Ellia, on peut voir les tableaux avant leur intégration au livre. La matérialité des interventions est rendue visible par les ombres, les volumes, etc. Cette matérialité est mise à plat dans la version livresque du projet. Cette question du passage de l’objet tridimensionnelle à la bidimensionnalité de la page sera plus longuement traitée dans la section « Mise à plat de l’aura mythique » de cet article.
[13] L. Ellia, Notre Combat, op. cit., p. 106.
[14] Selon l’expression « surviving images » employée par Marianne Hirsch dans son analyse de la répétition de quelques photos d’archives sur les scènes artistiques et sociales, presque toujours les mêmes. Elle traite de ce sujet notamment dans le chapitre « Surviving Images », dans The Generation of Postmemory : Writing and Visual Culture After the Holocaust, New York, Columbia University Press, 2012.
[15] « After-image » en anglais, suivant l’expression dans le sous-titre de l’essai de James E. Young, At Memory’s Edge : After-Images of the Holocaust in Contemporary Art and Architecture, New Haven et Londres, Yale University Press, 2000. Contrairement aux images survivantes analysées par Hirsch, les images rémanentes de la Shoah ne sont pas nécessairement des images d’archives inscrites dans un lien direct avec les événements. Pour ne prendre qu’un exemple particulièrement frappant, qui d’ailleurs traverse et structure le film Shoah de Lanzmann, les wagons à bestiaux jouent de nos jours une fonction d’image rémanente : pour certains sujets contemporains qui y projettent leur savoir, ils évoquent désormais la déportation et, par extension, l’extermination.
[16] M. Hirsch, The Generation of Postmemory, op. cit., p. 108.