Les filles ne sont pas toutes romantiques.
Réflexions sur les collages poétiques
de Julie Doucet
- Katerine Gagnon
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Or, l’artiste se révèle incapable, du coup, de neutraliser la dichotomie entre la famille et la putain, c’est-à-dire l’opposition structurante entre un ordre marital et un élément de désordre qui était précisément le « problème sans nom » révélé par Betty Friedman. Apprendre à être femme, épouse et mère, est-ce désapprendre à vouloir toujours plus et toujours autre chose ? A l’école de l’amour se termine sur l’image du bas d’un visage de femme dont les yeux restent hors champ et dont la posture (tête penchée, bouche ouverte) est érotique. De sa bouche semble sortir une série d’astérisques, bien alignés et proportionnés, symboles équivoques d’une signification dont je ne saurais dire si elle est suspendue ou chantée, censurée ou sans substance. Et c’est ainsi qu’est figurée la seule réplique à ce reproche, rapatrié dans ce livre mais qu’on se surprend à reconnaître pour l’avoir rencontré si souvent ailleurs, sur tous les médiums, dans tous les âges : « Alors / faut savoir / ce que vous / voulez / encore / criss / et ce / que vous devez faire / Toujours / encore / pour / obtenir / du / de / l’amour » [31].
Le sarcasme reste ambigu : difficile de savoir si ces astérisques, ces signes non alphabétiques, représentent ici le silence piégé d’un sujet qui ne voit rien et dont on ne veut rien savoir, ou bien un cri de plaisir, un chant, voire un rire débordant hors de la page. Autrement dit, l’alternative qu’Hélène Cixous a déjà mise en valeur, dans son important texte « Le Rire de la Méduse » [32], fait retour, indépassable. Or, cette ambiguïté me semble bien être le cœur du travail du papier, entre déconstruction et reconstitution, entre reprise et recommencement, que Julie Doucet accomplit dans ces œuvres de 2006 et 2007 : l’artiste transforme le domaine de l’expression de soi en écran de papier où exhiber une conscience clivée et malheureuse, piégée par la répétition des mots et des images, mais bricolant ses demandes irrecevables et destructrices à partir de ces instruments corrompus, ces armes inadaptées. Le « je » se masque, écrit Martine Delvaux, dans des collages poétiques montés « à la manière des demandes de rançons » [33]. Mais précisément, la question, fatalement, resurgit : que veut-elle ? quel désir, quels rêves peut-elle conquérir pour elle-même, en dehors de ces manigances de papier un peu cauchemardesques ?
« I need an escape plan » [34]
La presse et son « interface visuelle/textuelle » [35] n’est après tout qu’un contexte particulièrement favorable à l’élaboration et à la transmission ce que dénonçait Hélène Cixous, dans « le Rire de la Méduse », comme étant le fait du phallocentrisme, à savoir la complémentarité néfaste entre un « anti-narcissisme » féminin (c’est-à-dire « un narcissisme qui ne s’aime qu’à se faire aimer pour ce qu’on n’a pas ») et un « narcissisme avare » masculin [36]. Julie Doucet, avec rage et désespoir mêlés, cherche à faire tomber « la grande poigne parentale-conjugale-phallogocentrique » et cette « infâme logique de l’antiamour » [37] qui trouve son illustration dans la fiction du bonheur marital et familial. En revanche, on l’a vu, cet « Amour Autre » [38] auquel Cixous faisait ultimement appel ne trouve aucune place dans cette colère rapiécée à partir des mots même du déni, de la mise au silence d’une souffrance plurielle. C’est-à-dire que Doucet, comme d’autres artistes, témoigne ici d’un travail d’élaboration sans fin de la violence ainsi que de l’impossibilité de la résolution du clivage identitaire – d’un échec, en somme, à conquérir un territoire de liberté au féminin à travers les arts [39].
De sorte que ces collages, plus peut-être que les dessins et les bandes dessinées de l’artiste, nous obligent à interroger l’efficacité de l’ironie, qui apparaît ici comme la figure souffrante et un peu impuissante de la négociation difficile entre l’affirmation et la trahison des modèles prescriptifs qui continuent de définir ce qu’est, ce que veut et ce que vaut la femme. La voix caustique, rebelle, désabusée de Julie Doucet peine à inventer de nouvelles manières de sentir, de penser – de rêver. Sa rébellion consiste moins à se réapproprier un savoir sur la féminité que d’en être la mauvaise élève. Sa dénonciation tient du laborieux sabotage d’une kamikaze sans illusion. Le sujet féminin excessif qu’elle fait émerger du mensonge lui-même, de son impensé fantasmatique, fait éclater la sauvagerie qu’il s’agissait de contenir dans une forme de purge totale : « Je suis un citron. / Je dégouline / de larmes amères. / Mon jus exprimé / nettoie mieux / que tout les cœurs / de cette idiotie / qu’est l’amour. / pressez-moi » [40]. Cette femme-citron, est-elle une figure d’insoumission ou le produit dégénéré d’un système qui mérite le pire ? Agent nettoyant caustique ou aliment indigeste, elle est un sujet finalement confondu, dans la stupidité ou l’autodestruction, avec les accessoires emblématiques des « arts » domestiques auxquels on l’a réservée.
Les féministes – penseurs et créatrices – n’ont pas cessé de reconnaître l’envergure de ce problème. De Judith Butler à Sidonie Smith et Julia Watson, en passant par Susan R. Suleiman [41], la question a été posée : que peut en effet vraiment accomplir la duplicité de l’ironie, cette parole qui maintient co-présentes une idée et sa réfutation sans jamais parvenir à un recouvrement ou une neutralisation complète, sans jamais décider entre le sérieux et la dérision de son objet ? La nécessité d’une posture impure ressort de leurs réflexions. Se réapproprier la violence de la norme, la détourner en essayant de la désamorcer ou de lui opposer une contre-parole, cela constitue un combat bien grave où rien n’est gagné d’avance. Comme Sidonie Smith et Julia Watson par exemple le font valoir, chaque artiste féminine qui cherche à conquérir un savoir sur soi authentique doit commencer par la critique des manières de voir et de donner à voir les femmes qui ont, à travers l’histoire, eu pour vocation de définir leur différence [42]. Mais la critique convoque toujours la force qu’elle cherche à désamorcer, de sorte que l’émancipation se découvre dans une négociation serrée entre l’actualisation et la subversion [43].
[31] Ibid., [pp. 75-77].
[32] « C’est en écrivant, depuis et vers la femme, et en relevant le défi du discours gouverné par le phallus, que la femme affirmera la femme autrement qu’à la place à elle réservée dans et par le symbole c’est-à-dire le silence. Qu’elle sorte du silence piégé. Qu’elle ne se laisse pas refiler pour domaine la marge ou le harem » (H. Cixous, « Le Rire de la Méduse », L’Arc, n°61, 1975, p. 43).
[33] M. Delvaux, « Copier-coller », art. cit., pp. 103, 101.
[34] « J’ai besoin d’un plan d’évasion » (notre traduction. J. Doucet et A.-F. Jacques, Sans titre, animation image par image, 1 min. 4 sec., 2009).
[35] S. Smith et J. Watson, Interfaces : Women, Autobiography, Image, Performance, op. cit.
[36] H. Cixous, « Le Rire de la Méduse », art. cit., pp. 41 et 54.
[37] Ibid., pp. 40 et 41.
[38] Ibid., p. 53.
[39] Je pense ici plus spécialement au travail d’Elfriede Jelinek, notamment dans son roman anti-pornographique Lust, où la violence des métonymies – on y reconnaîtra les mêmes que dans Je suis un K et A l’école de l’amour – se déploie littéralement et jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au passage à l’acte meurtrier (E. Jelinek, Lust, traduit de l’allemand par Y. Hoffmann et M. Litaize, Paris, Editions Jacqueline Chambon, 1991 [1989]). Je pense aussi à l’artiste égyptienne Ghada Amer, dont le travail allie l’intermédialité, le mélange entre arts nobles et arts mineurs de même que la création collaborative dans un effort d’en finir avec des obsessions et des souffrances très similaires à celles qui préoccupent Julie Doucet. A l’occasion de la rétrospective de son travail, présenté en 2008 à New York sous le titre Love Has No End, Ghada Amer expliquait que ses œuvres, bien qu’elles soient déterminées par un effort d’objectivation et d’extériorisation esthétiques qui use beaucoup de l’ironie, ne neutralisent jamais, au final, l’effet aliénant de tous les masques des stéréotypes et autres prescriptions identitaires qu’elles répertorient. Amer a en effet confié que ses œuvres témoignent de son échec à devenir libre, elles ne parviennent pas à inventer un territoire imaginaire où pourrait s’exprimer une subjectivité féminine affranchie des idéologies intériorisées : « I experience my work as a statement of my own failure to become free because of all the barriers that have been taught to me. So by trying to make a whole list of elements that have alienated me, I might be able to free myself a tiny bit » (O. Guralnik, « Love Has No End : Ghada Amer », Studies in Gender and Sexuality, vol. 11, n°2, 2010, p. 109. « Mon travail est pour moi l’affirmation de mon propre échec à m’émanciper, étant données toutes ces limites qui m’ont été inculquées. En essayant de dresser la liste de tous les éléments qui m’ont aliénée, j’espère réussir à m’en affranchir un tout petit peu », notre traduction).
[40] J. Doucet, Je suis un K, op. cit., 6e autoportrait.
[41] J. Butler, Le Pouvoir des mots, trad. de l’anglais par C. Nordmann, Paris, Editions Amsterdam, 2004 ; S. Smith et J. Watson, Interfaces: Women, Autobiography, Image, Performance, op. cit. ; S. R. Suleiman, Subversive Intent: Gender, Politics and the Avant-Garde, Cambridge (E.-U.), Harvard University Press, 1990.
[42] S. Smith et J. Watson, Interfaces: Women, Autobiography, Image, Performance, op. cit., pp. 7, 14-15. C’est peut-être, d’ailleurs, ce que le caractère anachronique du travail intermédial de Julie Doucet met le mieux en valeur.
[43] Judith Butler écrit : « Comprendre la performativité comme une action renouvelable sans origine ni fin claire suggère que le discours n’est en définitive contraint ni par un locuteur déterminé ni par son contexte d’origine. Le discours n’est pas seulement défini par le contexte social, il est aussi marqué par sa capacité à rompre avec ce contexte. Ainsi, la performativité a sa propre temporalité sociale, dans laquelle elle est rendue possible précisément par les contextes avec lesquels elle rompt. La structure ambivalente qui est au cœur de la performativité implique que, à l’intérieur du discours politique, les mots même de la résistance et de l’insurrection sont engendrés par les pouvoirs auxquels elles s’opposent (ce qui ne revient pas à dire qu’elles sont réductibles à ces pouvoirs ou qu’elles sont toujours d’avance récupérées par eux) » (J. Butler, Le Pouvoir des mots, op. cit., p. 64).