Les filles ne sont pas toutes romantiques.
Réflexions sur les collages poétiques
de Julie Doucet

- Katerine Gagnon
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Cette voix n’est pas à moi

 

Il semble que l’usage conjugué du visuel et du textuel chez Doucet ressortit à l’effort presque vain d’un sujet féminin qui cherche, à travers un orage de voix qui peuvent être les siennes ou celles des autres – à travers une accumulation d’images, aussi, auxquelles elle s’identifie comme à autant de faux visages et de caractères stéréotypés –, à faire entendre sa parole singulière et à conquérir un savoir authentique sur elle-même. Ce « je » renvoie-t-il toujours à la « personne » de l’auteure ? Est-il le produit d’une réflexion de l’artiste sur elle-même ? Dans Je suis un K, A l’école de l’amour et Un, deux, trois, je ne suis plus là, la question reste suspendue, et en cela fertile. A propos des trois œuvres qui m’intéressent, je peux en effet bien essayer de parler de voix autobiographique, mais alors il faut admettre que c’est à travers le patchwork et le bric-à-brac, un fatras inconfortable et tourmenté, que surgit une voix féminine et le récit de son histoire. Plus encore, ces œuvres qui mettent en scène un « je » trouble rendent compte d’un effort désespéré pour échapper au ready-made. Le territoire de l’auto-représentation est miné ; le « je » ne préexiste pas aux prélèvements et aux greffes qui lui donnent forme, et sa singularité se conquiert à travers non pas la multiplicité, mais la sérialité des pièces empruntées. Toute parole authentique et originale est d’ores et déjà recouverte par la réduplication infinie des signes qui ne lui appartiennent pas en propre et qui seuls sont à sa disposition.

On aurait donc tort de considérer que le visage décousu que prend ici la subjectivité à l’œuvre est le butin d’un rapiéçage de son identité. Dans cette pratique étrange où la graphie devient l’affaire d’un artisanat qui troque le stylo pour le ciseau et l’encre pour la colle, Julie Doucet met plutôt en procès un pronom personnel écarté de lui-même par le médium qu’il travaille et qui le travaille. Et, à la fois plasticienne et écrivaine, elle le donne à voir alors même qu’elle le donne à entendre (à comprendre, à ouïr). C’est ce que Je suis un K, à la faveur d’une collaboration interdisciplinaire inusitée, illustre avec beaucoup d’efficacité. Le recueil est en effet accompagné d’un mini-cd audio conçu par l’artiste québécoise Anne-Françoise Jacques, avec qui Julie Doucet travaille régulièrement. Cette œuvre sonore qui vient doubler le livre contient des montages de bruits et de voix prononçant les autoportraits poétiques. Elle traduit effectivement pour l’oreille ce que l’œil voit sur les pages du livret : à l’enlignement précaire des lettres disparates répond l’accordement difficile des timbres et des souffles ; aux sutures et blancs laissés visibles, les hiatus et interruptions qui font comme des silences ou des bruits de censure.

Sur le papier comme sur la bande sonore, les opérations de greffe n’arrivent pas à résorber les solutions de continuité entre les voix anonymes qui se relaient, se dédoublent et s’entrecoupent. C’est pourtant à travers un tel désordre de la répétition que ces voix parviennent à composer un discours ironique, parfois même une cadence. Elles portent et désarticulent un savoir sur elles-mêmes qui les aliène et reste sans alternative.

Le travail de Doucet, basé sur l’objet trouvé et sa réappropriation, met en scène une intériorité subjective aliénée par l’« idiotie » [15] du destin auquel on lui apprend à rêver. Le collage (dé)joue la reprise et la rengaine, faisant valoir que la construction de l’identité est affectée par la duplication et la mise en série du visible et de l’intelligible tout ensemble, la réitération de la norme et de ses artefacts [16]. Que le média lui-même – ou toute « interface visuelle/textuelle » pour reprendre l’expression de Sidonie Smith et Julia Watson [17] – puisse informer la conscience et son rapport au monde et au sens, les collages poétiques de Julie Doucet en attestent donc certainement. Ils accusent plus spécifiquement le mode d’opération d’un discours normatif particulier, à l’œuvre dans l’univers culturel et médiatique au moins, et qui concerne le genre féminin [18]. L’artiste semble en effet investir la presse féminine du milieu du siècle comme si elle déterrait un moment archéologique du sujet moderne, une naissance indépassable qui le hante comme un revenant ou une obsession nostalgique, difficile à dire. Si l’origine du matériel imprimé n’est pas spécifiée, c’est peut-être que tous les signes, verbaux ou visuels, sémantiques ou formels, peuvent alors désigner de concert le territoire où, interpellés, ses lecteurs sont plongés : l’aire de jeu d’une obsession, d’une aliénation enracinée dans l’univers (certes archaïque, mais peut-être pas anachronique) de la « galaxie Gutemberg », c’est-à-dire un régime de la reproductibilité de l’imprimé où le texte et l’image sont interdépendants et où les mots eux-mêmes, à la fois symboles typographiques et signes linguistiques, participent conjointement du visuel et du textuel.

Déplacés d’une origine sans nom à une destination impropre, les mots et les images que Doucet extrait puis rassemble servent à désigner ce vide-là même qu’une mystification du féminin est venue, dans notre société occidentale consumériste, combler. Car étrangement, l’artiste à sa manière cite et reprend un discours idéologique sur la domestication du féminin reconnaissable, voire datable. La voix féminine clivée, écartée d’elle-même, qui s’énonce avec peine à travers les signes fragmentaires des poèmes, est comme une chambre d’écho où se perpétue le « problème sans nom » dont a parlé Betty Friedan dans The Feminine Mystique [19]. Friedan faisait alors valoir que la détresse des épouses au foyer était devenue, dans les médias au tournant des années 1960, « un jeu de société national » [20]. Tout se passe comme si les règles avaient à peine changé, comme si le plaisir de ce « jeu » était à peine émoussé, comme s’il ne restait qu’à être mauvaise joueuse.

 

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[15] J. Doucet, Je suis un K, op. cit., 6e autoportrait.
[16] Martine Delvaux insiste sur la manière dont les démarches automédiales des femmes ont souvent comme effet d’« accentu[er] l’écart » et d’« inquiét[er] » la notion de sujet plein, capable de mettre en scène sa propre identité. Elle écrit : « Si le XXe siècle a été témoin de l’évolution de l’auto-représentation sérielle due à ce que Walter Benjamin a appelé la "reproductibilité technique", dans le cas des femmes, cette évolution concerne l’inscription d’un écart à la fois par rapport aux pratiques classiques du portrait et de l’autoportrait, et par rapport à la représentation des femmes (par le biais du nu, en particulier). Comme l’écrit Marsha Meskimmon : “women artists have challenged simple psychobiography in the form of serial self-portraiture, subverted easy historical or biographical accuracy, queried the significance of mimesis and revealed the ways in which their selves were the products of shifting social constructs and definitions of woman”. Ainsi, l’effet de ces pratiques artistiques est de faire voir l’identité comme un processus, et sa représentation comme un acte toujours performatif – l’identité (féminine) ne préexiste pas à son expression ; elle naît en même temps qu’elle » (M. Delvaux, « Copier-coller. Les visages de la bédéiste Julie Doucet », Revue d’Etudes Culturelles, n°4 (hiver), p. 98, citant M. Meskimmon, The art of reflection : Women Artists’ Self-Portraiture in the Twentieth century, New York, University of Columbia Press, 1996, p. 73 : « Les artistes femmes ont remis en cause la psychobiographie dans sa forme simple d’autoportraits en série, elles ont subverti la fidélité historique ou biographique dans son apparente évidence, elles ont remis le sens de la mimésis en question et elles ont mis au jour comment leur propre subjectivité féminine pouvait être le produit de constructions sociales et de définitions qui sont mouvantes », notre traduction).
[17] S. Smith et J. Watson, « Introduction. Mapping Women’s Self-Representation at Visual/Textual Interfaces », dans Interfaces : Women, Autobiography, Image, Performance, S. Smith et J. Watson (dir.), Ann Arbor, The University of Michigan Press, 2002, pp. 1-46.
[18] C’est ce qui distingue son travail de collage d’autres démarches poétiques fondées sur le cut-up, par exemple la poésie visive ou la poésie concrète, qui ont aussi fait état, au milieu du siècle, d’une angoisse devant l’envahissement par les médias de consommation et de masse (voir G. Théval, « Parler "l’interlangue" de mon siècle : la poesia visiva face aux mass media », Trans, n°2, 2006, pp. 2 et suiv.). Ces démarches ont en commun d’inviter à considérer, dans le régime de reproduction technique de l’image et du texte, la matérialité du média, des éléments formels comme la typographie ont leur rôle à jouer dans le procès des significations. Ce faisant, la démarche de Julie Doucet confirme un diagnostic auquel les études les plus récentes sur l’autobiographie et les autres pratiques automédiales, que ce soit dans une perspective féministe ou non, sont arrivées : les mots employés par le sujet pour s’exprimer ne lui appartiennent pas plus en propre que ne le serait une autoreprésentation graphique, picturale ou photographique ; il n’y a pas de rapport cognitif ou affectif à soi qui ne soit pas informé par le langage ou par le médium utilisé pour l’actualiser – pas de cogito qui ne soit toujours « peuplé » par des manières de sentir, de voir et de dire construits et normativisés. Dans le développement des médias, dans l’apparition de nouvelles matérialités ou leur création hybride par les artistes, c’est donc, en puissance, à la possibilité même « d’élargir le champ des représentations du sujet » et de contrecarrer un mouvement « d’appauvrissement de l’intériorité subjective » que les artistes touchent (B. Jongy, « Avant-propos », Revue d’Etudes Culturelles, n°4, 2008, p. 5). Sidonie Smith et Julia Watson semblent être du même avis : explorer les modes d’interpénétration de l’interface visuelle/textuelle permet à la fois de s’interroger sur soi, de construire les images et les récits de soi, et de critiquer les pratiques culturelles de l’autoreprésentation en général (S. Smith et J. Watson, Interfaces : Women, Autobiography, Image, Performance, op. cit., p. 7).
[19] B. Friedan, The Feminine Mystique, New York, W. W. Worton, 1964 (rééd. 1974), chap. 1. Je dois à Martine Delvaux d’avoir identifié, dans l’article déjà cité, le « message dans le média », surdéterminé du point de vue de l’histoire sociale, que les collages poétiques de Julie Doucet cherchent à convoquer (M. Delvaux, « Copier-coller », art. cit., p. 102.). Je renvoie également au livre-phare de Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, pour sa critique du romantisme occidental et de l’aliénation des individus modernes à ce modèle hérité du Moyen Age, et plus précisément pour sa mise en lumière des origines mystiques de l’exaltation de la femme désirée. Le réquisitoire de Rougement contre l’absurdité du mariage et de la fidélité tient compte de la manière dont le développement des médias de masse et du consumérisme – magazines, romans, cinéma comme outils de « propagande » et d’« intoxication » – est venu cristalliser le mensonge dans une nouvelle fiction du bonheur (extra)marital. (D. de Rougemont, L’Amour et l’Occident, Paris, Union Générale d’Editions, « 10/18 », 1956 [1939], pp. 231-274).
[20] Ma traduction de : « a national parlor game » (B. Friedan, The Feminine Mystique, op. cit., p. 70).