Les filles ne sont pas toutes romantiques.
Réflexions sur les collages poétiques
de Julie Doucet
- Katerine Gagnon
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Dans ces trois œuvres, Julie Doucet arrache donc des signes et des symboles à un contexte d’énonciation étranger afin de les mettre au service d’une expression de soi problématique. L’authenticité, cette valeur fondamentale en régime de confession, est irrémédiablement mise à l’épreuve, d’abord parce que nulle part dans les ouvrages l’origine de ces « objets trouvés » n’est identifiée. Le lecteur reconnaît là, rassemblés, les artefacts de médias imprimés de langue française, anglaise et japonaise. Certains indices, pourtant équivoques et insuffisants, fonctionnent tout au plus comme des déictiques instables : le grain du papier, l’absence d’encre de couleur ou le ton des couleurs, ou encore, assez curieusement, l’abondance des caractères avec empattements par exemple, semblent appartenir à un autre âge médiologique. Ironiquement, c’est la nature du discours reconstruit, recontextualisé et parodié qui corroborera le mieux l’impression du lecteur : il concerne l’identité féminine et est pour l’essentiel tiré d’une presse féminine du milieu du siècle [11].
De plus, Doucet laisse visibles toutes les marques du découpage et du montage qu’elle opère. Les phrases prennent difficilement forme à travers le désordre des polices, des tailles et des graisses accumulées ; les mots eux-mêmes sont parfois écartelés par un coup de ciseau incongru ou un assemblage artificiel. Le résultat est un corpus défiguré par une hétérogénéité imprévisible et à l’occasion cocasse. Et si la maladresse volontaire de l’opération produit un effet dadaïste assez amusant (qui se conjugue d’ailleurs très bien aux procédés comiques mis en œuvre dans les textes eux-mêmes), il me semble que cet humour grinçant est le signe d’une affaire bien sérieuse. Car l’artiste, ici, exhibe le défaut de propriété qui affecte les images et les signes utilisés pour composer toute représentation de soi.
Les courtes pièces de Je suis un K nous permettent de comprendre à quelle offensive ambiguë le cut-up donne ici lieu. Une anaphore, reprise en incipit des quinze poèmes, sert à en indiquer le genre : « je suis un k », « je suis une teddy girl en vitrine », « je suis un petit pois », « je suis un sein », « je suis un char », « je suis un dictionnaire », « je suis la mort », « je suis sexe sexe », etc. Ces autoportraits s’avèrent toutefois plus proches de petites annonces que de poèmes lyriques. La description de soi y est réduite à l’énoncé des promesses qu’une femme adresse à ses amants potentiels. Les métaphores les plus ridicules sont bonnes pour identifier ce sujet féminin aux services qu’il peut offrir – une infinie variété de délicieux et excitants services : « je suis un sein – / cette savoureuse / spécialité féminine / qui provoque l’admiration / de tous les voyageurs / à bord des fusées spatiales / en route pour le cosmos. / venez » [12] ; « Je suis une mine / anti-pantalon, / le genre qui / ne pardonne pas. / vous êtes un pied, / en chaussure. // Oooh oui / écrasez-moi… / Pouf ! vous êtes tout nu » [13].
Les autoportraits de Je suis un K sont l’occasion de déployer des scénographies hétérosexuelles ainsi que les enjeux de pouvoir qui y sont associés. Mais l’humour de Doucet n’est subversif qu’au prix d’une surenchère. Les métaphores, qu’elles soient drôles ou absurdes, masquent en fait des métonymies terribles où le travail du sens et du symbolique, à l’œuvre dans un texte où l’image n’a pas besoin du visuel pour fonctionner, est retourné contre lui-même, et ce, jusqu’à l’impossible catachrèse. En effet, dans ces images verbales tour à tour grotesques, vulgaires et fantastiques, la femme est littéralement les objets de plaisir et d’usage qu’elle vaut entre les mains des hommes qui la prennent, elle est son foyer et ses instruments ménagers, ses parures et ses bons plats cuisinés. Tout se passe comme si c’était son ultime fonction que le « je » finissait par révéler, par cautionner, dans l’invite ambiguë qui termine chaque pièce : « venez », « pressez-moi », « écrasez-moi… », « mangez-moi », « consultez-moi », « humez-moi », « déshabillez-moi », « pénétrez-moi », etc.
Julie Doucet renverse les miroirs et fait craquer les mirages du bonheur. Dévoiler ce que je suis équivaut à dessiner la forme adéquate au désir d’un « vous » qui s’invite dans l’autoportrait et détermine sa forme. « Je » désigne ici le complément d’objet direct d’actions de domination et d’exploitation dont le destinataire masculin est l’agent. Tous les clichés de la passion et du bonheur y passent. Mais la parodie de Doucet met aussi en déséquilibre leur fonctionnement. Jouant comme il convient son rôle dans le jeu érotique de conquête (extra)maritale, le sujet poétique incarne la femme fatale et la femme terroriste, la Nana et la Solanas, et les tropes parodiés, exhibant en retour ce qui devait rester hors champ, finissent par réactualiser le fantasme d’une nature féminine abjecte et mortifère :
Je suis la mort.
J’ai beaucoup d’amoureux :
depuis le temps que ça dure…
grâce à mon charme irrésistible
J’attire les hommes
au bord de mon trou sans fond.
mon lit est en bas.
Alors, sautez!
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Je suis la vie
et vous êtes mes esclaves.
Je vous torture
et vous tourmente
internationalement.
une cagoule sur la tête
un lacet autour du cou
votre sang qui gicle
mais toujours vivants,
vous m’aimez à mort.
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Je suis un truc sale
un machin collant
une chose sexuelle
faite pour recevoir des amis.
Alors, vous aussi,
disposez de moi [14].
[11] Les propos tenus par l’artiste en interview le confirment également. On peut dire que Julie Doucet n’a jamais tenu à ce que l’origine du matériel découpé demeure un mystère. Elle a maintes fois affirmé qu’elle collectionne les magazines féminins, surtout ceux qui sont écrits dans les trois langues qu’elle connaît et qui datent des années 1950, 1960 et 1970 (Good Housewife, Life, Elle, Paris-Match, Der Stern, etc.).
[12] J. Doucet, Je suis un K, op. cit., autoportrait.
[13] Ibid., 7e autoportrait.
[14] J. Doucet, Je suis un K, op. cit., 9e, 14e et 15e autoportraits.