Les filles ne sont pas toutes romantiques.
Réflexions sur les collages poétiques
de Julie Doucet

- Katerine Gagnon
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6
ouvrir cet article au format pdf
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

Dans Elle-humour, après plusieurs dizaines de pages de dessins et de collages ridiculisant les illusions de l’amour et du mariage (dans leur conception occidentale), une série de huit dessins délivre un message ambigu aux lecteurs. Des mots sont tracés, dispersés d’une page à l’autre, s’accumulant pour former une phrase qui nous échappe en partie. Car du cadre qui les met en valeur surgit une main bien rose qui, d’un ou de plusieurs doigts, se tend pour cacher quelques-uns des caractères cursifs : « i *m / t**ing / y*u / lo*e / *s the * / [?] / th**g / **er » [1]. On ne reconstitue l’affirmation que sous la forme d’une question : qu’est l’amour, que vaut-il ? Une ligature esseulée, en amorce du mot illisible, échappe aux doigts qui cette fois-ci se sont mis à dix pour nous cacher l’accès au secret, et nous convainc d’y voir le tracé d’un w : the worst thing ever, donc, la pire affaire du monde [2].

L’honnêteté moqueuse avec laquelle Julie Doucet considère sa propre vie amoureuse, ses désirs et ses rêves en a réjoui plus d’un depuis la fin des années 1980, où elle a commencé à produire ses fanzines et bandes dessinées autobiographiques. Dans Dirty Plotte, My Most Secret Desire (Ciboire de criss ! en français) ou My New York Diary [3], Doucet exhibait ses mésaventures, ses rêves et ses désirs avec impudeur, voire mauvais goût. C’est en partie cette insolence gouailleuse qui lui a valu sa place dans le monde de la « bédé » – en anglais comme en français d’ailleurs puisque l’artiste québécoise, installée un temps à New York, a créé et continue de créer dans les deux langues [4]. Elle a toutefois officiellement abandonné la bande dessinée depuis une décennie déjà, retournant plutôt aux arts d’impression, pour lesquels elle avait d’abord été formée.

Julie Doucet investit donc, depuis le début des années 2000, une étrange pratique qui tient à la fois des papiers collés, de la poésie et de la fiction de soi. Or, l’artiste choisit alors d’explorer une forme d’invisibilité, un déplacement hors cadre de l’image de soi, au point où la valeur autobiographique de ses collages paraît bien contingente ou discutable. Je persiste néanmoins à envisager la pratique de Doucet sous la catégorie de l’autobiographie, ou plus précisément de l’automédialité [5], reconnaissant, à la suite d’Ann Miller, que cette ambiguïté nouvelle est le signe d’un un rapport plus agonique aux discours normatifs : « Julie is now invisible, and her textual self is painstakingly put together from the stuck-on letters, words and phrases, uneasily wrested from fragments of a normative discourse, in which the gaps and silences are eloquent » [6].

L’obscénité et la colère franche des premières œuvres autobiographiques « en bulles » de Julie Doucet n’ont pas disparu. Mais le désaveu du « romantisme » et de ses promesses témoigne dorénavant d’un certain enfermement. Si l’exhibition de rêves vulgaires et d’aventures sordides servait une certaine agentivité féminine positive et émancipatrice, si cette affirmation subversive a pu toucher, de l’avis de certains commentateurs, à un véritable « dessiner femme » pouvant compléter l’« écrire femme » recherché par Luce Irigaray ou Hélène Cixous [7], alors c’est une agentivité bien impure, ambiguë et inquiétante que le renoncement au dessin a apportée. Le combat avec ce qui, dans les langages verbal et visuel, procède d’une normativité du genre, est moins festif, plus dysphorique, et les collages mettent en scène une femme qui, vieillissant en choisissant de « disparaître de la circulation » [8], doit en finir, dans l’animosité (voire le désespoir), avec l’amour et toutes ses « histoires ».

Or, que l’artiste, pour ce faire, ait choisi d’entrer dans des régimes d’automédialité nouveaux, qu’elle se soit lancée dans un travail du papier où le collage l’emporte sur le dessin, voilà ce que je voudrais examiner.

 

Ce que femme est

 

Entre 2006 et 2007, Julie Doucet a créé des œuvres qui relèvent conjointement du collage et du poème : d’abord Je suis un K, petit recueil publié aux éditions de L’Oie de Cravan en 2006, en collaboration avec l’artiste sonore Anne-Françoise Jacques ; ensuite A l’école de l’amour, publié aux mêmes éditions l’année suivante ; finalement, Un, deux, trois, je ne suis plus là, œuvre composée de quinze collages poétiques mis en tableaux et exposés à la Biennale de Montréal de 2007 [9]. Ces « collages poétiques » sont constitués d’un matériel imprimé (lettres, mots, éléments graphiques ou iconiques, images photographiques) plus ou moins fragmenté, découpé dans des journaux et des magazines. Je précise d’emblée que dans les trois œuvres qui m’intéresseront plus spécifiquement ici, les éléments alphabétiques sont généralement agencés de manière à reconstruire une forme versifiée traditionnelle [10] ; même lorsqu’ils sont répartis sur la page selon une logique plus libre, proche de la poésie visuelle, une linéarité minimale est préservée. De plus, l’agencement des éléments graphiques (chiffres 1 ou 0, ornements typographiques comme des casseaux, des filets, de rares fleurons) viennent en général contenir le mouvement de la lecture. Souvent en effet, ils reproduisent des couillards qui, certes un peu indociles, forment au final des tracés qui dessinent le parcours de la lecture ou viennent littéralement encadrer un texte. Ces éléments non signifiants, tout comme les photographies ou des découpures géométriques de journaux, sont en outre parfois intégrés à des illustrations.

 

>suite
sommaire

[1] J. Doucet, Elle-humour, Brooklyn, Picture Box, 2006, [s. p.].
[2] Le québécisme est volontaire.
[3] J. Doucet, Dirty Plotte, Montréal, Drawn and Quaterly, 12 numéros, 1991-1998 ; My Most Secret Desire, Montréal, Drawn and Quaterly, 1995, [s. p.] ; Ciboire de criss !, Paris, L’Association, 1996, [s. p.] ; My New York Diary, Montréal, Drawn and Quaterly, 1999, [s. p.].
[4] Dans plusieurs œuvres, surtout ses fanzines, Julie Doucet utilise également l’allemand. Il vaut la peine de reproduire ici la présentation que Michel Gondry fait d’elle, en introduction d’un livre-dvd qu’ils ont créé ensemble (selon un étrange travail de collaboration que je n’aurai malheureusement pas l’occasion d’analyser ici). Gondry rend de toute évidence hommage au personnage de fille téméraire et impudique avec lequel les lecteurs de ses bandes dessinées autobiographiques sont devenus familiers : « Julie Doucet  is awesome. Her work portrays the most violent secrets of the human heart. She has an uncompromising perspective on what is going on underneath a girl’s skin–which is great when you’re a boy and you grew up with only brothers. Male sex mutilation, poop, anger, abusive boyfriends, virginity’s burden, and period inconveniencies constantly burst off the page in her black ink. If you thought women were more romantic than men, forget about it » (« Julie Doucet est fantastique. Son œuvre dépeint les plus violents secrets du cœur humain. C’est avec intransigeance qu’elle considère ce qui se passe dans la tête des filles – ce qui est génial lorsqu’on est un garçon et qu’on n’a grandi qu’avec des frères. De ses pages, à l’encre noire, on voit constamment éclater les mutilations du sexe masculin, la merde, la colère, la violence des petits amis, le fardeau de la virginité et les désagréments causés par les règles. Si vous pensiez que les femmes étaient plus romantiques que les hommes, oubliez cela ! » (J. Doucet et M. Gondry, My New New York Diary, livre et dvd, Brooklyn, Picture Box, 2010, ma traduction).
[5] L’automédialité a été définie par Christian Moser et Jörg Dünne afin d’identifier les modes intermédiaux de la construction artistique du sujet et des identités (C. Moser et J. Dünne, « Automédialité. Pour un dialogue entre médiologie et critique littéraire », Revue d’Etudes Culturelles, n° 4, 2008, p. 15). Le concept permet d’aborder à la fois l’autobiographie (l’écrit) et les pratiques identitaires qui ne relèvent pas du récit de soi (« graphie »). Il s’agit, en somme, de penser les formes de l’auto-représentation qui émergent dans l’écrit, l’image et les nouveaux médias (peinture, vidéo, performance, œuvre sonore, etc.).
[6] « Julie est dorénavant invisible, et son identité textuelle est laborieusement construite à partir de lettres, de mots et de phrases qui sont arrachés à des fragments d’un discours normatif et collés dans un ensemble dont les brèches et les silences sont éloquents » (A. Miller, Reading bande dessinée : Critical Approaches to French-language Comic Strip, Bristol/Chicago, Intellect Books, 2007, p. 235, ma traduction).
[7] Ibid., p. 235 ; A. Miller, « Autobiography in bande dessinée », dans Textual and Visual Selves, sous la direction de N. Edward, A. L. Hubbel et A. Miller, Lincoln/London, University of Nebraska Press, 2011, p. 257.
[8] J. Doucet et A.-F. Jacques, Ce que tout le monde se demande, 2001, animation image par image et bande sonore, 1 min.
[9] J. Doucet et A.-F. Jacques, Je suis un K, mini-livre, mini-DC et pochette sérigraphiée à la main, Montréal, L’Oie de Cravan, 2006, [s. p.] ; A l’école de l’amour, Montréal, L’Oie de Cravan, 2007, [s. p.] ; Un, deux, trois, je ne suis plus là, 2006, 16 collages, H. 8,5 po., L. 11 po., Montréal, coll. de l’artiste. [Note : depuis la rédaction de cet article, Un, deux, trois, je ne suis plus là est disponible sous la forme d’un livre d’artiste sur le site Le Pantalitaire.]
[10] En revanche, dans J comme je – qui n’est d’ailleurs pas, comme Je suis un K, sous-titré « poèmes », mais Essais d’autobiographie –, les mots découpés sont agencés de manière à construire un texte en prose. Ce dernier respecte du reste le modèle du récit de vie, avec sa chronologie linéaire, ses moments clés et ses figures principales (voir J. Doucet, J comme je. Essais d’autobiographie, Paris, Seuil, 2003, [s. p.]).