Du bouclier d’Achille dans l’ecphrasis
sophistique grecque (de Philostrate à
Callistrate), entre théorie et pratique

- Sandrine Dubel
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6 7

Comme l’ekphrasis, la paraphrasis est un exercice scolaire. Elle occupe une place centrale dans la formation des élèves, puis des étudiants, puisqu’elle accompagne toute la série graduée des progymnasmata [38]. C’est un exercice d’écriture imitative, qui permet à la fois appropriation complète du texte modèle, réécrit au fil de la lecture, phrase par phrase ou séquence par séquence, et acquisition de « l’abondance et de la facilité » dans l’expression (copia ac facilitas, Quintilien, X. 5, 1). Les deux professeurs antiques qui nous exposent son usage en font l’éloge en des termes qui entrent en résonance avec la préface de Philostrate :

 

Je ne suis pas d’accord avec ceux qui refusent cet exercice de conversion en prose latine sous prétexte que, le mieux ayant déjà été trouvé, tout ce que nous dirons autrement sera inévitablement inférieur. Il ne faut pas toujours désespérer de ne pouvoir trouver mieux que ce qui a été dit, et la nature n’a pas fait l’éloquence si démunie et si pauvre qu’on ne puisse bien dire une même chose deux fois. (…) S’il n’y avait qu’une seule façon de bien parler, on serait autorisé à penser que les anciens nous ont fermé la voie ; mais en réalité les manières de s’exprimer sont innombrables et multiples sont les chemins qui mènent au même endroit (Quintilien, X. 5, 5 et 7) [39].

 

La paraphrase est ainsi conçue par Quintilien comme « lutte d’émulation » (certamen atque aemulatio, X. 5, 5) - c’est l’image du corps à corps qu’emploie dans sa préface le second Philostrate. La forme la plus aboutie de l’exercice est le pastiche :

 

L’exercice atteint la perfection même lorsque, tout en lisant un discours de Lysias, on s’applique à en exprimer les pensées à la manière de Démosthène, ou, inversement, tous les développements de Démosthène à la manière de Lysias (Théon, Progymnasmata, chap. 15, traduction M. Patillon).

 

On voit à quel degré d’appropriation des auteurs anciens l'étudiant peut aspirer et quelle virtuosité dans l’expression cet entraînement confère.

C’est cette autre pratique scolaire que notre second Philostrate conjugue avec l’exercice d’ekphrasis, recherche de l’évidence, mais avant de paraphraser le bouclier d’Achille, il s’exerce sur un autre objet épique, non figuratif.

Le huitième tableau, Jeux d’enfants, s’inspire étroitement du début du chant III des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, jusqu’à reprendre la description de la balle de Zeus qu’Aphrodite promet à Eros s’il frappe Médée. Chez Apollonios, Aphrodite décrit à l’enfant le jouet absent ; chez Philostrate, le sophiste prétend pointer l’objet et commenter la représentation que le peintre a tirée du poète : « Vois-tu l’art de cet objet dans le tableau [ὁρᾷς καὶ τὴν τέχνην ἐν τῇ γραφῇ] ? » (8, 5). Nulle image en réalité, on procède du texte au texte, le sophiste transpose en prose les vers d’Apollonios, avec néanmoins une glose qui adapte le texte d’origine à la fiction de l’image : Aphrodite mentionne l’existence de « sutures cachées » [κρυπταὶ δὲ ῥαφαί εἰσιν III, 139] ; dans le tableau, « la suture se donne à imaginer plutôt qu’à voir » [ῥαφὴ δὲ αὐτῇ οἵα νοεῖσθαι μᾶλλον ἢ ὁρᾶσθαι 8, 5] - comment faire voir, en effet, un raccord invisible ? De fait aucun procédé pictural n’est suggéré, il ne peut que se donner à lire.

Vient ensuite la mise en tableau du bouclier d’Achille, porté par le fils [40] du héros dans le duel qui l’oppose au chef des Mysiens, Eurypyle [41]. Sa description est d’une disproportion similaire à celle du chant XVIII : sur les vingt-et-un paragraphes de l’Image, une quinzaine lui sont consacrés, qui suivent fidèlement le déroulement du texte de l’Iliade [42]. La démarcation en est très claire, la brève clôture qui suit la « limite » (ὅρος) dessinée par l’Océan (« Assez pour ces images en relief [τῶν ἐκτυπωμάτων] », 10, 20) répondant à une ouverture programmatique :

 

Si l’on examine [θεωρῶν] ses armes, on constatera que rien n’est omis des images en relief d’Homère [τῶν Ὁμήροθ ἐκτυπωμάτων], l’œuvre montre avec exactitude tout ce qui s’y trouve [ἀκριβῶς ἡ τέχνη δείκνυσι τἀκεῖθεν πάντα 10, 5).

 

Cette exactitude est en réalité moins celle du peintre que celle qui définit l’exercice de paraphrase, et elle restera à l’appréciation du seul lecteur [43]. Jamais en effet la description ne revient explicitement sur le texte source pour évaluer cette exactitude, le nom d’Homère disparaît même du passage, et Héphaïstos n’est pas davantage nommé : il n’est question que du δημιουργός, avec toute l’ambiguïté que permet ce terme.

Le traitement amplifié des tout premiers vers de la description homérique est exemplaire de la récriture de notre sophiste :

 

La figuration [σχῆμα] de la terre, de la mer et du ciel ne demandera, je crois, aucun commentaire [οὐδὲ φράζοντος οἶμαι δεήσει τινός], car l’une se fait reconnaître d’elle-même à qui la regarde, l’artiste [ὑπὸ τοῦ δημιουργοῦ] lui ayant donné sa couleur ; l’autre, la terre, ce sont les cités et ce qui s’y trouve qui la peignent ; pour le ciel, le voici. Tu vois sans doute l’orbe du soleil, comme il est infatigable [ὡς ἀκάμας ἐν αὐτῷ], ainsi que l’éclat de la pleine lune [τὸ τῆς πανσελήνου φαιδρόν] ? Mais j’ai l’impression que tu désires entendre [ἀλλά μοι δοκεῖς ποθεῖν ἀκοῦσαι] tous les détails concernant les astres… (10, 5-6)


Il y figura la terre [ἐν μὲν γαῖαν ἔτευξ᾽], et le ciel, et la mer,







et le soleil infatigable [ἠέλιόν τ᾽ἀκάμαντα] et la lune pleine [σελήνην τε πλήθουσαν],

et les étoiles, toutes celles qui couronnent le ciel… (Il. XVIII, 483-484)

 

>suite
retour<
sommaire

[38] Sur la nature et l’importance de cet entraînement dans le système éducatif, voir l’introduction de M. Patillon aux Progymnasmata de Théon, op. cit., pp. civ-cvii, A. Zucker, « Qu'est-ce qu'une paraphrasis ? L'enfance grecque de la paraphrase », Rursus, 6 | 2011. Deux autres paraphrases d’Homère nous sont parvenues, dans le corpus du Pseudo-Ælius Aristide, Arts rhétoriques I, de l’ouverture de l’Iliade (I, 1-42) et d’un passage de l’Odyssée (IX, 425-436). C’est aussi une pratique bien attestée en critique littéraire, où constamment on réécrit les citations pour souligner les effets de style.
[39] Voir Théon : « La paraphrase n’est pas inutile, comme certains l’ont dit ou cru : en effet, disent-ils, on n’arrive à bien dire qu’une seule fois, deux fois, ce n’est pas possible. Mais c’est là une erreur grossière : la pensée n’est pas ébranlée par un objet unique d’une seule manière, de sorte que la prolation de la représentation qui l’accompagne soit toujours la même, mais de plusieurs manières » (Progymnasmata, 62, 10-16, traduction M. Patillon).
[40] La thématique de la transmission est mise en avant dès le début de la description : c’est un « chœur de poètes » qui raconte combien les deux héros « ressemblent à leurs pères » (πατρῴζειν 10, 1), au point de porter les armures de ces derniers (τὰ ὅπλα δὲ ἀμφοῖν πατρῷα 10, 4). La continuité généalogique vaut donc pour le sujet comme le projet de Philostrate.
[41] Il faut comparer notre texte au duel représenté par Quintus de Smyrne, qui décrit le bouclier historié d’Eurypyle (Suite d’Homère, VI, 196-293), après avoir proposé une réécriture du bouclier d’Achille (V, 5-127), peut-être imitée de Philostrate.
[42] Les procédures précises de cette paraphrase sont minutieusement étudiées par R. J. Gallé Cejudo, El Escudo de Neoptólemo. La parafrasis filostratea del escudo de Aquiles (Philostr. Jun., Im. 10.4-20 - Hom., Il. 18.483-608), Monografías de Filología Griega, 13, Zaragoza, 2001.
[43] C’est ainsi l’acribie du sophiste qui est mise en avant dans la scène de danse : « Qu’est-ce qui est représenté ? Des jeunes filles et des jeunes gens qui se tiennent par la main et dansent. Mais toi, à ce qu’il semble, tu ne seras pas satisfait si mes mots ne te décrivent pas exactement [εἰ μή σοι ἐξακριβώσομαι τῷ λόγῳ] jusqu’à leurs vêtements » (10, 18). C’est cette fidélité rigoureuse au modèle qui distingue la paraphrase de la réécriture telle que peut la pratiquer Quintus de Smyrne.