Du bouclier d’Achille dans l’ecphrasis
sophistique grecque (de Philostrate à
Callistrate), entre théorie et pratique

- Sandrine Dubel
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Les bords du tableau permettent de fermer le recueil comme ils ferment la scène, ainsi que la figure d’Amphitrite, celle qui, étymologiquement, « entoure » le monde, ainsi que le chœur des Néréides, qui répète la danse des Heures de Philostrate, comme peut-être aussi celles des jeunes gens du bouclier, et pour finir Océan aux eaux gonflées, qui enserre le monde comme il enserre les boucliers de l’épopée archaïque [35] : sa présence explicite le lien entre le χορός et l’œuvre d’Héphaïstos.

Le motif de la danse est en réalité omniprésent chez Callistrate, depuis le satyre dansant qui ouvre son recueil jusqu’à ce chœur de Néréides. Comme on pouvait s’y attendre, l’artiste paradigmatique de cette capacité de la sculpture à figurer le mouvement, c’est Dédale, mentionné à trois reprises en une sorte de crescendo : l’Eros de Praxitèle nous fait croire au pouvoir de cet artiste mythique (3, 5), mais son Dionysos le dépasse par l’illusion complète de vie qu’il produit (8, 1) ; enfin à l’impossible (ἀμήχανον), nul n’est tenu : seule la statue de Memnon parle, non les œuvres de l’inventeur de la sculpture (9, 3). Or le Dédale dont il est question ici, c’est celui du bouclier homérique - ses statues ne marchent pas, elles dansent ; il ne travaille pas le marbre, mais l’or :

 

En regardant cette œuvre (l’Eros de Praxitèle), nous dit le sophiste, j’en suis venu à croire [πιστεύειν] que Dédale avait pu ouvrager un chœur en mouvement [καὶ χορὸν ἤσκησε κινούμενον Δαίδαλος] et donner des sensations à l’or, puisque Praxitèle avait presque mis de la pensée dans son portrait d’Eros et que son aile avait réussi [ἐμηχανήσατο] à fendre l’air (3, 5).

 

« Ouvrager un chœur », c’est citer le chant XVIII (v. 591-592), et comprendre χόρος non pas comme un lieu de danse, mais comme une image de danseurs. Ce que confirme la dernière référence à l’artiste :

 

Dédale a innové jusqu’à atteindre le mouvement [μεχρὶ κινήσεως] et son art avait le pouvoir [δύναμιν] de dépasser la matière et de la mouvoir jusqu’à la danse [εἰς χορείαν κινεῖν] (9, 3).

 

Cette référence à Dédale est aussi une façon de s’inscrire dans l’héritage d’Homère, d’inscrire en réalité les trois recueils dans la même lignée : non seulement l’artiste du chœur de l’Iliade réapparaît dans la paraphrase de Philostrate le Jeune (10, 18), mais la représentation de son atelier, on l’a dit, occupe le centre numérique du premier livre des Eikones.

L’inspiration homérique de toutes ces références est confirmée par une citation claire du Bouclier au centre numérique du livre, dans la septième Description, Sur la statue d’Orphée. Ce bronze est imaginé sur l’Hélicon, et la description procède, de manière canonique, du haut vers le bas, de la tiare phrygienne aux sandales du musicien, pour s’achever sur une pointe, l’illusion que des notes de musique s’échappent de sa lyre. On est alors surpris de découvrir un piédestal historié, dont la description est presque aussi développée que celle d’Orphée :

 

Sous ses pieds, sur la base [ὑπὸ δὲ τῶν ποδῶν τὴν βάσιν], ce n’est pas le ciel qui avait été modelé [οὐκ οὐρανὸς ἦν τυπωθείς], ni les Pléiades qui traversent le ciel [οὐδὲ Πλειάδες τὸν αἰθέρα τέμνουσαι], ni les courses de l’Ourse, qui n’a pas part aux bains de l’Océan [οὐδὲ Ἄρκτου περιστροφαὶ τῶν Ὠκεανοῦ λουτρῶν ἄμοιροι], mais toutes les espèces d’oiseaux avaient été entraînées par son chant, et toutes les bêtes des montagnes et toutes celles qui vivent dans les replis de la mer (…). Et tu pouvais voir le bronze modeler des fleuves dont le cours se précipitait depuis la source vers la musique, et le flot de la mer s’élever sous le désir du chant, et les pierres frappées par la perception de la musique… (7. 4-5).

 

Ce qui « n’est pas modelé » est très exactement la première scène, astrale, du bouclier d’Héphaïstos, celle que cite aussi le pseudo-Plutarque et que représentent volontiers les peintres de l’Antiquité, avec sa figuration du « ciel » (cf. Il. XVIII, 483), des Pléiades (v. 486) et de l’Ourse qui ne se coucherait pas (les vers 487-489 sont transposés en prose attique : οἴη δ᾽ ἄμμορός ἐστι λοετρῶν Ὠκεανοῖο). A cette scène astrale Callistrate substitue une scène terrestre, qui rassemble autour d’Orphée toutes les espèces animales (à la manière d’autres objets figuratifs de l’épopée archaïque [36]) : on garde donc cette perspective d’imago mundi. Le modèle préféré ici à Homère est l’Orphée de Philostrate le Jeune, dont Callistrate inverse l’Image : chez Philostrate, « le peintre raconte » (λέγει δὲ καὶ ὁ ζωγράφος 6, 1) la diversité des animaux attirés par le musicien avant que ne soit décrite la représentation d’Orphée, de la tiare à la sandale. Callistrate procède ici par prétérition : la dénégation permet d’afficher la référence à Homère, c’est-à-dire d’inscrire une fois encore sa Description et son modèle immédiat, le tableau de Philostrate, dans la continuité de l’image archaïque. Et, croisant les textes, il croise aussi les arts, puisqu’on peut hésiter un instant sur la nature de la représentation décrite, qui se déploie, avec ses multiples personnages et son paysage en mouvement en une sorte de tableau de bronze.

On a ainsi le sentiment que l’imitation par Callistrate des deux recueils picturaux qui l’ont précédé passe par une réappropriation du modèle homérique, qu’il impose en un sens à ses prédécesseurs - au premier Philostrate en particulier, sous l’influence, peut-être, de la mise en Image opérée par le second Philostrate.

 

Paraphrase et ekphrasis : le bouclier en Image

 

Le recueil du second Philostrate imite explicitement le projet et la forme des premières Images : à la suite d’un paratexte théorique, mais sans support narratif, dix-sept tableaux se succèdent de manière paratactique ; la fin est perdue, puisque la dernière Image, Philoctète, est lacunaire. Le cycle troyen domine avec six tableaux, mais la légende d’Héraklès ou la geste des Argonautes sont aussi bien représentées ; outre le premier Philostrate, à qui sont repris certains sujets, l’épopée et la tragédie sont des sources importantes, ainsi que Pindare ou Théocrite [37]. Le second Philostrate s’inscrit ainsi dans une démarche très largement imitative, ce qu’il revendique dans sa préface, car non seulement il reprend à son grand-père ce programme d’une « ekphrasis d’œuvres de la peinture » (préface, 2), mais il s’inscrit d’emblée dans une relation d’émulation avec les auteurs « anciens » :

 

N’enlevons pas aux arts la possibilité d’être préservés pour toujours en considérant qu’il est difficile de regarder en face l’Antiquité [τὸ πρεσβύτερον], et si un Ancien nous a précédé en quelque chose, nous ne devons pas hésiter à rivaliser d’émulation [ζηλοῦν] avec lui au mieux de nos capacités, sans flatter notre paresse en la dissimulant sous un prétexte convenable : affrontons [ἐπιβάλωμεν] celui qui nous a précédé. Car si nous atteignons notre but, nous obtiendrons un résultat précieux, et s’il nous arrive d’échouer d’une façon ou d’une autre, chercher avec émulation ce qui est bien servira au moins notre mérite (préface, 1).

 

C’est dans cette perspective qu’il faut replacer la longue paraphrase du chant XVIII qui occupe presque toute l’Image consacrée à la victoire de Pyrrhus sur Eurypyle (10, 5-20//Il. XVIII, 483-608).

 

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[35] Il. XVIII, 607-608 : « Et il y plaça sa grande force le fleuve Océan, à l’extrémité de l’orbe du bouclier solidement fait », et Bouclier d’Héraclès, 314-317 : « Et autour, sur l’orbe, coulait Océan comme en cru, et il englobait tout entier le bouclier aux multiples ciselures ».
[36] Par exemple le diadème d’or ciselé par Héphaïstos pour Pandore (Hésiode, Théogonie, 579-584). Sur les rapports de cette représentation de la faune animale avec les mosaïques d’époque impériale, voir B. Bäbler et H.-G. Nesselrath, Ars et Verba, op. cit., pp. 83-84.
[37] Voir B. Noack-Hilgers, « Philostrat der Jüngere, Gemäldebeschreibungen. Aus der "Werkstatt" der Analyse seiner Beschreibungstechnik », Thetis, 5-6, 1999, pp. 205-206.