Du bouclier d’Achille dans l’ecphrasis
sophistique grecque (de Philostrate à
Callistrate), entre théorie et pratique

- Sandrine Dubel
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« Faire se lever » un héros, dans L’Iliade, c’est l’envoyer combattre ; or c’est au début du chant XVIII qu’Héra, par l’entremise d’Iris, « fait se lever Achille », cependant que Thétis se rend chez Héphaïstos pour obtenir de nouvelles armes [24]. Et tout cela, c’est ce que la peinture a choisi d’ignorer…

Ce contournement soigneux du bouclier se remarque même à l’échelle du recueil : alors que dans sa préface, le sophiste célèbre la capacité de la peinture à rendre le chatoiement du monde, et la couleur, en particulier, « des vêtements et des armes » (préf., 2), celles d’Achille sont systématiquement omises. Au début du livre II, le héros est évoqué à Troie, debout au fossé sur la recommandation d’Iris et mettant en déroute les Troyens par son seul cri [25] : c’est faute précisément d’avoir reçu ses nouvelles armes, une absence dite par le silence du texte sur ce point. Et de même, quelques Images plus tard, quand Antiloque vient lui annoncer la mort de Patrocle : c’est une nouvelle référence au début du chant XVIII, mais ces « peintures homériques » [Ὁμήρου γραφαί] sont explicitement écartées du drama composé par le peintre (II. 7, 2). Athéna elle-même, née en armes irisées dont on ne saurait saisir la matière, ne peut rien attendre de l’art d’Héphaïstos (II. 27, 2) [26], si bien que le seul bouclier proposé à notre admiration est celui de Rhodogune :

 

Pour son bouclier, il faut en admirer la mesure, il suffit à couvrir la poitrine. Et examiner là le tour de force de la peinture : la main gauche, à travers la poignée, tient la lance et écarte le bouclier de la poitrine, mais, malgré son orbe tenue droite, on peut aussi voir l’extérieur du bouclier - n’est-ce pas là de l’or, et comme des figures animées [ἢ οὐ χρυσᾶ ταῦτα καὶ οἷον ζῷα] ? L’intérieur, où se trouve la main, est pourpre, et l’avant-bras se teinte de cet éclat (II. 5, 3).

 

Il y a là description « mesurée » (et non développée) du tour de force du peintre (et non de l’artisan du bouclier) : la représentation de trois quarts permet seulement d’entrapercevoir des images qui animent l’orbe, ciselures aussitôt abandonnées pour des considérations picturales, de coloris, tandis que le jeune auditeur du sophiste s’intéresse plutôt à la beauté de la reine (II. 5, 4). Un atelier, enfin, comme au chant XVIII, nous est bien dépeint, avec ses différentes œuvres en cours d’achèvement [27], au centre numérique du livre I, mais c’est celui de Dédale, l’artiste dont le χόρος sert de modèle à celui que cisèle Héphaïstos sur le bouclier [28]…

Il reste que ce motif homérique du chœur de danse inspire peut-être la dernière Image du recueil. On sait que le cadre de la galerie de Naples n’est jamais rappelé explicitement passé la préface, les terrasses pourraient donc se succéder sans fin, mais la dernière Image, celle des Heures ou des Saisons (II, 34), qui commence avec la mention des portes du ciel et l’apothéose d’Homère, présente un certain nombre de motifs de clôture [29], auxquels on voudrait ajouter un discret écho iliadique : cette ronde des déesses qui dansent en se tenant la main, d’un « art divin », ne peut-elle rappeler la dernière saynète du bouclier d’Achille, celle qui figure les chœurs de jeunes filles et de jeunes gens dans l’espace de danse conçu par Héphaïstos à l’image de celui de Dédale (Il. XVIII, 590-606) [30])  ? On sait combien cette scène homérique se distingue des autres par une accumulation de références artistiques : son sujet même, spectacle de danses et d’acrobaties, outre la présence discutée d’un aède ; le recours à une comparaison, avec le travail au tour du potier, circularité de la danse qui prépare au retour à l’orbe et à la clôture de la description ; par la mention de Dédale et de son χόρος ouvragé.

La présence du bouclier se dessinerait ainsi, à travers le premier recueil, en filigrane seulement, à distance.

 

Le chœur des arts et des textes : continuités de l’ecphrasis

 

Ce rapport entre la dernière Image et la dernière scène du bouclier est ténu, mais le lecteur antique des Eikones qu’est Callistrate le répète et l’explicite.

Son ensemble de quatorze Descriptions nous est parvenu sans texte liminaire [31], faisant surgir en une sorte de vaste périégèse des chefs-d’œuvre de la statuaire remontant au début de l’époque hellénistique. En l’absence de cadre, la scénographie est donc complètement ouverte, jusqu’à la quatorzième pièce qui permet de refermer le recueil. La folie d’Athamas et le saut d’Ino dans la mer, une histoire chère à la tragédie classique [32], sont le sujet non pas d’un groupe sculpté dans le marbre ou fondu dans le bronze, mais d’une εἰκών rivalisant avec la peinture [33], d’une image, donc, qui peut s’interpréter dans un premier temps comme un bas-relief peint, mais qui se révèle finalement tableau, une peinture de technique ancienne à l’encaustique [34]. On voit d’abord un Athamas très plastique, « modelé » dans toute sa folie meurtrière (ἐκτετύπωται 14. 1), rendant une impression saisissante de mouvement - l’image est ainsi traitée exactement comme le sont les sculptures qui la précèdent ; puis la figure d’Ino surgit pour s’inscrire dans un paysage, promontoire ouvrant sur la mer, dont la cire « épouse la nature » - comme le bronze ou le marbre dans le reste du recueil, la matière picturale se fait directement puissance créatrice ; la scène marine enfin, peuplée des dauphins qui sauveront le petit Mélicerte et des divinités qui accueilleront la mère et l’enfant, circonscrit soudain l’ensemble dans le cadre étroit d’un panneau peint :

 

Il y avait là aussi des dauphins bondissants, fendant les vagues sonores dans la peinture [ἐν τῇ γραφῇ], et la cire semblait saisie d’un souffle [ὁ κηρὸς ἐδόκει διαπνέεσθαι] et s’humidifier à l’imitation de la mer, changeant pour épouser sa nature. Aux limites du tableau [ἐν τοῖς τοῦ πίνακος τέρμασιν], une Amphitrite remontait des profondeurs (…), et des Néréides l’entouraient, pleines de douceur [ἁπαλαι], éclatantes [ἀνθηραί] à regarder, et leurs yeux distillaient un irrésistible désir ; elles faisaient tourner leur chœur [ἑλίσσουσαι τὴν χορείαν] sur la crête des vagues marines de manière spectaculaire. Et autour d’elles Océan… (14, 4-5 : la dernière phrase est lacunaire).

 

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[24] XVIII, 146 sqq. ; en particulier vers 178 et 358 pour l’expression.
[25] En II. 2, 1 : Education d’Achille, cf. Il. XVIII, 198 et 215 sqq.
[26] Ce chatoiement coloré caractérise seul les « vraies » armes d’Achille à Troie, selon le vigneron de l’Heroikos de notre Philostrate, qui tient ces informations véridiques sur la guerre de Troie du fantôme de Protésilas lui-même : Achille n’aurait jamais eu d’autres armes que celles avec lesquelles il est venu, des armes « non historiées et raisonnables » (ἄσημα καὶ σώφρονα), que leur éclat changeant, « dépassant les possibilités de l’art », aurait fait attribuer par le poète à Héphaïstos (47). Le chant XVIII faisait donc l’objet, comme l’ensemble des poèmes, d’exercices de critique ou de réfutation (anaskeuè) : voir R. Webb, « Philostrate lecteur d’Homère », dans Homère rhétorique. Etudes de réception antique, sous la direction de S. Dubel, A.-M. Favreau-Linder et E. Oudot, Paris, Presses Rue d’Ulm, « Etudes de Littérature Ancienne », à paraître, 2013.
[27] II. 16, 1 cf. Il. XVIII, 378-379.
[28] Il. XVIII, 590 sqq. Cet espace de danse a été conçu, nous dit Homère, pour Ariane aux belles boucles : l’Image de l’atelier de Dédale succède, dans le recueil de Philostrate, à un tableau où figurent Ariane et Dionysos.
[29] J. Elsner, « Making Myth Visual : The Horae of Philostratus and the Dance of the Text », Römische Mitteilungen, 107, 2000, pp. 253-276.
[30] On peut ajouter qu’à l’époque impériale, la série des scènes agricoles figurant sur le bouclier est comprise comme représentation du cycle des saisons : voir R. Amedick, « Der Schild des Achilleus in der hellenistisch-römischen ikonographischen Tradition », art. cit., pp. 185-189.
[31] On dispose d’une traduction récente en français moderne : Callistrate. Quatorze visions (statues et bas-relief), sous la direction de J. Boulogne et al., Villeneuve d’Ascq, PU du Septentrion, 2008, outre la traduction de 1602 de Blaise de Vigenère qui vient d’être rééditée par A. Magnien (La Description de Callistrate de quelques statues antiques tant de marbre comme de bronze, Paris, Editions La Bibliothèque, 2010). On doit également à B. Bäbler et H.-G. Nesselrath une édition commentée, très archéologique dans sa perspective : Ars et Verba. Die Kunstbeschreibungen des Kallistratos, Munich-Leipzig, 2006.
[32] Le sujet, comme d’autres Descriptions du recueil (Narcisse, le Centaure), est choisi en référence au premier Philostrate, dont une Image décrit l’issue de cette histoire, la transformation d’Ino en Leucothée et le culte rendu à Mélicerte devenu Palémon (II. 16).
[33] « Il y avait une représentation sur les rives de la Scythie, réalisée avec grand art non pour être exposée, mais pour rivaliser [εἰς ἀγωνίαν] avec les chefs d’œuvre de la peinture » (14. 1).
[34] Les flottements d’une édition à l’autre dans l’identification de la représentation en témoignent : voir S. Altekamp, « Zu den Statuenbeschreibungen des Kallistratos », Boreas, 11, 1988, p. 79.