Saint-John Perse,
« Jusqu’à l’ongle
sans défaut »
- Renée Ventresque
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Fig. 1. A. Marchand, Saint-John Perse, 1961
Fig. 2. R. Petit-Lorraine, Saint-John Perse, 1961
Rendu à la création littéraire par les circonstances politiques qui provoquent en 1940 l’exil de l’ex-diplomate Alexis Leger, le poète Saint-John Perse assure, à partir du sol américain, la diffusion de ses œuvres aux Etats-Unis et en France. Il apporte un soutien concret aux auteurs de monographies, Alain Bosquet (1953), Jacques Charpier (1962), etc. Surtout il contribue activement à la réalisation, sous la direction de Jean Paulhan, de l’énorme volume d’hommage (817 pages) qui paraît en 1965 chez Gallimard, Honneur à Saint-John Perse [1].
Dans l’intervalle, il a mis fin à l’exil (1957) et reçu le Prix Nobel de littérature (1960). Pour ces trois ouvrages, c’est lui qui a fourni les illustrations à l’éditeur. Si l’on compare l’iconographie des deux monographies avec celle d’HSJP, la spécificité de cette dernière apparaît d’emblée. Cette fois, outre des photos, elle comprend des dessins, une aquarelle, une médaille gravée, une lithographie (figs. 1, 2, 3 et 4), etc. A une exception près, on y reviendra, elle se limite à un seul personnage, tour à tour poète et diplomate, dont la vie privée, enfance antillaise, adolescence paloise, retraite provençale, etc., disparaît au bénéfice exclusif de la personnalité publique d’Alexis Leger et de Saint-John Perse. A la carrière fulgurante du diplomate, depuis ses débuts en Chine en 1916 jusqu’au Secrétariat général du Quai d’Orsay dans les années trente, répond la consécration du poète par l’Académie suédoise en 1960. L’iconographie du volume d’hommage s’en tient donc à la puissance et la gloire. Taboues les photographies de Munich où, membre de la délégation française, Alexis Leger figure en 1938 aux côtés de Mussolini et Hitler, bannies les images du proscrit arrivant au Nouveau Monde, etc.
De la part d’un homme qui, publiant sous pseudonyme, a toujours proclamé l’opposition irréductible entre le poète et le diplomate, ce mélange des registres surprend. Les 650 premières pages de l’ouvrage, formées d’hommages émanant de personnalités littéraires du monde entier, correspondent à son titre, Honneur à Saint-John Perse. Ce n’est pas le cas des 125 pages de l’« Annexe », « Alexis Leger diplomate », composées de textes divers, discours d’Alexis Leger, témoignages de journalistes, souvenirs d’hommes politiques. Pourtant, malgré le rôle ordinaire d’une « annexe », secondaire par définition, malgré la disproportion du volume respectif des deux volets de l’ouvrage, l’iconographie se distribue presque également entre eux, dix illustrations pour le premier consacré au poète, neuf pour le deuxième réservé au diplomate ; parmi les vingt illustrations de l’ouvrage, la vingtième occupe, on le verra, un statut à part. Ainsi la distribution iconographique introduit un discours second par rapport au texte qui sépare, lui, le poète du diplomate. En fait les différentes images qui fonctionnent selon un principe de répétition interne représentent Alexis Leger et Saint-John Perse de façon similaire. En les identifiant l’un et l’autre aux figures de l’œuvre poétique du Prix Nobel 1960, l’iconographie d’HSJP fait coup double. Elle construit la légende du poète en même temps qu’elle met le diplomate au-dessus de tout soupçon.
C’est que les enjeux liés à cette publication excèdent le domaine littéraire. Particulièrement à une époque où les Mémoires de l’ancien Ministre des Affaires étrangères [2], Paul Reynaud, qui a limogé le Secrétaire général du Quai d’Orsay en mai 1940, redoublent de virulence [3] contre l’action diplomatique passée d’Alexis Leger. Saint-John Perse répond aux attaques à sa manière. Il ne se contente pas d’introduire des documents politiques à la louange du ci-devant diplomate dans un volume à la gloire du lauréat du Prix Nobel. Il indique aussi à Jean Paulhan [4] les lieux où y insérer les illustrations choisies par lui, parfois retouchées aux ciseaux [5], etc. Bref, grâce à ce montage, il parvient à faire du personnage politique un avatar du poète. HSJP constitue donc en 1965 une étape décisive dans la stratégie inaugurée à partir de 1950 à travers les monographies. Cette stratégie, l’édition de ses Œuvres complètes dans la « Pléiade », entièrement organisée par lui-même, la parachèvera en 1972. Son masque en bronze, reproduit en couverture, fondra en une seule image toutes les figures du « Poète » que l’ouvrage contient, « Diplomate » compris. De l’image répétée à l’image unique, la démarche est « sans défaut ». Mais à quel prix ?
La « Table des illustrations » d’HSJP s’articule en trois ensembles séparés par des astérisques. Comme on s’y attend, les deux premiers distinguent entre Saint-John Perse et Alexis Leger. Les illustrations elles-mêmes soulignent le contraste entre le poète et le diplomate. Pour l’un, on ne compte, sur dix illustrations, qu’une photo. Pour l’autre, en revanche, les photos dominent, six contre deux croquis et une caricature publiés dans des journaux des années trente. Représenté autour de 1960 par des artistes français ou étrangers, le poète est déjà entré dans la postérité. Le diplomate, lui, reste professionnellement en prise sur l’actualité politique. Le troisième ensemble se réduit à un seul document placé tout à fait à la fin de l’ouvrage, une peinture zen du XVIIe siècle portant une inscription en caractères japonais et accompagnée d’une libre paraphrase en vers de Saint-John Perse.
[1]
Désormais HSJP. Pour
l’édition des Œuvres
complètes
de Saint-John Perse dans la
« Bibliothèque de la
Pléiade », [1972], 1982,
désormais PL.
[2]
Paul Reynaud, Mémoires, 2 vol., Paris,
Flammarion, 1960 et 1963.
[3]
En 1951 Paul Reynaud avait déjà fait
paraître Au cœur de la
mêlée, une édition
rénovée de La France a
sauvé l’Europe publié en
1947.
[4]
Correspondance Saint-John Perse-Jean Paulhan, 1925-1966,
édition établie, présentée et
annotée par Joëlle Gardes-Tamine, Cahiers
Saint-John Perse, 10, Paris, Gallimard, NRF,
1991. Voir, par exemple, p. 202 :
« En fait de
photos, je vous demande de bien vous faire assurer
qu’après clichage pour la reproduction, les
photographies
originales pour le volume d’Hommages et son annexe me soient
restituées ».
[5]
La photo de
l’« Annexe » qui
représente Alexis
Leger en Chine a été retouchée.
Saint-John Perse a
fait disparaître les collègues du
Secrétaire de la
Légation française à Pékin.