Saint-John Perse,
« Jusqu’à l’ongle sans défaut »

Renée Ventresque
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Fig. 7. Anonyme, En Amérique, dans une île du Maine, 1958

Fig. 9. Anonyme, Saint-John Perse avec Aristide Briand
à Locarno
, 1925

Tel quel, et c’est là le plus spectaculaire de tout, le personnage mis en scène à travers l’iconographie d’HSJP incarne tour à tour les figures les plus représentatives de l’œuvre de Saint-John Perse, le Chef (Anabase), le Proscrit (Exil), le Voyageur (Vents), le Poète surtout qui les réunit toutes : « pupille ouverte sur l’abîme » (Vents PL 228), ses « pensées (…) comme des tours de guêt » (Vents PL 248), « l’homme de vigie » (Amers PL 385) qui va « le train de notre temps », « le train de ce grand vent » (Vents PL 229), tient « son regard sur la chance de l’homme » (Vents PL 248). Il « dirige le jugement » (Vents PL 226), etc. C’est le message condensé dans la photo prise aux Etats-Unis en 1958 (fig. 7). De face et en gros plan, Saint-John Perse s’y détache sur un paysage de mer, son lieu de prédilection. Ses jumelles à la main, il regarde droit devant lui [11], incarnation moderne du « Prince taciturne » (PL 69) autour duquel s’organise son poème des années vingt, « Amitié du prince ». De ce « Prince » « environné des signes les plus fastes » (PL 65), « le plus secret dans ses desseins » (PL 67), le « pouvoir au cœur de l’homme est une chose étrange » (PL 65). « (O)n ne lui demande que d’être là » (PL 66) : « il veille. Et c’est là sa fonction » (PL 68). Avec « ses pensées claires et prudentes » (PL 67), son goût des « choses de l’esprit » (PL 69), il « témoign(e) d’excellence » (PL 69). Comme celui du poète, du diplomate aussi bien, unanimement salué dans HSJP, le nom du « Prince » dont « la louange n’(est) point maigre » (PL 65), « fait l’ombre d’un grand arbre » (PL 70).

Mais ce personnage n’est pas une création exclusive de l’œuvre poétique de Saint-John Perse. Le « Prince » a un double dans le discours prononcé par Alexis Leger en 1942 à l’Université de New York pour la commémoration du 80e anniversaire de la naissance d’Aristide Briand, Briand qui s’était attaché le jeune diplomate dès 1921 et avait permis à sa carrière de prendre un essor très rapide [12] – ce discours, Briand, figure dans l’« Annexe diplomatique » d’HSJP et sera repris en 1972 dans l’édition des Œuvres complètes de la « Pléiade ». A l’homme politique dont l’action a marqué l’histoire de la IIIe République jusqu’à la veille de son décès en 1932 [13], le discours de New York confère toutes les caractéristiques insignes du « Prince » du poème. Même après sa mort, cet « homme, à vrai dire, exceptionnel » continue « d’exercer son pouvoir sur l’esprit des vivants » (HSJP 716). Car, « marqué, pour une démocratie, des plus beaux signes de la sagesse humaine », « investi, pour la société internationale, de toute l’autorité morale des grands animateurs » (716), Briand possède « l’aristocratie foncière d’un être de haute frondaison » (HSJP 717). Comme le « Prince », il apporte « au maniement des hommes un raffinement d’artiste » (HSJP 717) ; il est, comme lui, un « créateur » (HSJP 719). C’est-à-dire, au sens où l’entend Saint-John Perse, un poète dont il a « l’imagination créatrice » (HSJP 718) chère à Poe et à Baudelaire.

Dans HSJP une seule illustration déroge à la règle adoptée par Saint-John Perse. C’est une photo de l’« Annexe diplomatique » qui montre en 1925 Alexis Leger en compagnie du ministre des Affaires étrangères, Aristide Briand, pris de près et seuls [14] (fig. 9). Ils sont venus à Locarno pour la négociation des Accords du même nom. Costume et chapeau sombres, le visage vieilli, empâté, l’aîné occupe le premier plan. Un peu en retrait, son cadet, costume et chapeau clairs, a la jeunesse et le profil conquérant d’un Prince héritier. Ce portrait en diptyque affiche une leçon « politique » claire. Le « sublime Croisé » (HSJP 720), l’« Apôtre de l’"Union Fédérale Européenne" » (HSJP 721) qui a enseigné aux hommes « les premiers balbutiements du langage européen » (HSJP 720) ne restera pas sans postérité. Son protégé est déjà en train d’assurer la relève.

Cette photo n’a pas qu’une signification « politique ». Elément clé de l’entreprise que concrétise HSJP, texte et iconographie réunis, elle va jusqu’au bout de l’équation esquissée plus haut. Le personnage unique formé par Alexis Leger et Saint-John Perse, double du « Prince » de l’œuvre poétique, rencontre son propre double dans le personnage politique mis en scène dans le discours de 1942, Briand, également diplomate et poète, autrement dit, « Prince » lui-même. Ainsi, à travers ce jeu vertigineux où les identités réelles s’abolissent au profit d’une création de l’imaginaire, l’histoire et ses acteurs deviennent un matériau que l’écriture poétique transfigure à son gré. Dès lors dire que toute la place revient à la poésie, comme le fait le Discours de Florence cité plus haut, ne suffit plus. Il faut interroger plus avant les implications d’une telle affirmation. On peut les résumer ainsi. Le poète, « suzerain de naissance, « n’a point à se forger une légitimité » (PL 456). Comprenons : à la différence de celle des tyrans du jour, Paul Reynaud, Philippe Pétain dans le passé, Charles de Gaulle pour le présent [15], qui ne sont jamais nommés ici, « sa puissance » n’est pas « usurpée » (PL 456). C’est pourquoi, tandis que « les grandes passions politiques s’en vont se perdre au cours du fleuve », que « de faux thèmes de grandeur s’effondrent sur les rives », « sur la pierre nue des cimes sont les gloires poétiques frappées d’un absolu d’éclat » (PL 456) :

 

Combien de potentats, combien d’hommes de pouvoir et de maîtres de l’heure, podestats, autocrates et despotes, hommes de tout masque et de tout rang, auront déserté les cendres de l’histoire, quand ce poète [16] du plus grand exil continuera d’exercer sa puissance chez les hommes […].

 

Du côté de la poésie, donc, l’« absolu » et l’« éternité » (PL 459) :

 

[…] poésie, grandeur vraie, puissance secrète chez les hommes, et, de tous les pouvoirs, le seul peut-être qui ne corrompe point le cœur de l’homme face aux hommes…

 

Du côté de l’histoire, « la haine et la violence » (PL 458).

 

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[11] La photo est ainsi légendée : « La solitude en Amérique, dans une île du Maine (1958) ».
[12] Sur la relation Alexis Leger-Aristide Briand, Renée Ventresque, La « Pléiade » de Saint-John Perse, la Poésie contre l’Histoire, Paris, Classiques Garnier, 2011. Voir en particulier le chapitre deuxième, « Briand, un avatar du Prince », de la 4e partie.
[13] Aristide Briand a été onze fois Président du Conseil, c’est-à-dire chef du gouvernement, et plus de vingt fois ministre, le plus souvent des Affaires étrangères.
[14] Plusieurs autres photos officielles montrent Aristide Briand et Alexis Leger avec les autres membres, dont Philippe Berthelot, de la délégation française à Locarno.
[15] Sur la relation Alexis Leger/Saint-John Perse-Charles de Gaulle, voir Renée Ventresque, La « Pléiade » de Saint-John Perse, la Poésie contre l’Histoire, op. cit. En particulier le chapitre troisième, « Le "Poète" contre l’"Usurpateur" (De Gaulle) », de la 4e partie.
[16] Le Discours de Florence, Pour Dante, a été prononcé « pour l’inauguration du Congrès international réuni à Florence à l’occasion du 7e Centenaire de Dante (20 avril 1965) » (PL 449).