Saint-John Perse,
« Jusqu’à l’ongle sans défaut »

Renée Ventresque
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 10. Couverture de Saint-John Perse, Œuvres
complètes
, 1972

Fig. 11. Anonyme, Saint-John Perse et le masque sculpté
par Andreas Beck
, 1972

L’« histoire » « se lave » dans le « torrent poétique » (PL 457), la poésie a « pour but de recréer l’unité primordiale et de renouer au tout de l’être l’homme mis en pièces par l’histoire » (PL 455), etc., c’est autour de cette idée-force développée dans le Discours de Florence (1965) que Saint-John Perse compose, entre 1966 et 1971, l’édition de ses Œuvres complètes pour la « Pléiade ». Maître d’œuvre unique de ce monument, il y reprend, en lui donnant une ampleur incomparable et définitive, l’orientation générale d’HSJP (1965). Pour le dire vite, la « Pléiade » ne distingue pas entre édition et création, poésie et politique, fiction et histoire. Toutefois la prestigieuse collection a ses contraintes. Par exemple, contrairement à ce qui se passe dans HSJP, elle exclut le recours à toute iconographie, à l’exception de l’étui cartonné qui porte généralement un portrait de l’auteur, une photo le plus souvent, au moins pour les écrivains du XXe siècle.

Saint-John Perse a fait un choix différent. C’est son masque qui orne le seuil de ses Œuvres complètes. Pas un de ces masques mortuaires en plâtre « jetés en vrac, empilés dans des caisses et des étagères » dans une salle en sous-sol du Musée Carnavalet, « la salle du référent ultime, la salle des grands auteurs », où ils « sont rarement passés au plumeau » [17] ; ceux-là « ont collé pour de bon à la peau » de Pascal, Rousseau, Flaubert [18], etc. Le masque de Saint-John Perse, le sculpteur hongrois Andras Beck l’a sculpté en 1969 au moment précis où lui-même mettait la dernière main à sa « Pléiade ». En remplaçant la traditionnelle photo de couverture par ce masque en bronze démesuré par rapport aux dimensions réelles de sa tête [19] (figs. 10 et 11), il aura voulu, poussant jusqu’au bout la démarche menée dans HSJP via l’image répétée, tenir à distance l’humain trop humain, préparer lui-même son entrée dans la postérité. Ainsi le masque redouble l’intention qui a présidé à l’organisation par lui-même de ses Œuvres complètes.

Mais la fonction de cette image unique, et quelle image, noblesse du matériau, proportions extraordinaires, etc., est autrement plus complexe. Placée à l’entrée du volume de la « Pléiade », elle en préfigure le sens. Le masque du « Poète », image première et dernière, réunit et transcende tous les rôles qu’y jouent tour à tour Saint-John Perse et Alexis Leger. Pour l’un, ce sont les figures du sujet lyrique de l’œuvre poétique proprement dite, « Conteur », « Songeur », « Officiant », « Proscrit », « Voyant », « Étranger », « Voyageur », etc., dont le nom porte toujours la majuscule, pour l’autre, les personnalités que les « Témoignages politiques », la « Biographie » et les pièces retouchées ou inventées des « Lettres » font endosser au diplomate, lequel, au faîte du pouvoir comme dans les affres de l’exil, se signale par une envergure également exceptionnelle. Cette stature hors normes des uns et des autres est à l’échelle de l’univers imaginaire instauré une fois pour toutes en 1910 dans Eloges (PL 24) :

 

Appelant toute chose, je récitai qu’elle était grande, appelant toute bête, qu’elle était belle et bonne.

 

Ou mieux encore (PL 41) :

 

Vraiment j’habite la gorge d’un dieu.

 

La « Pléiade » de Saint-John Perse ne laisse donc rien au hasard. De la première à la dernière page tout y consonne à tout sans la moindre fausse note. C’est un chef d’œuvre de composition. Quant au masque, seul apte à signifier la victoire finale de la Poésie sur l’Histoire, il s’y trouve exactement à sa place. Mais… Mais si l’on perçoit bien « dans le bronze » « comme un son d’éternité » (PL 450) qui recouvre complètement les clameurs politicardes, où donc le « frémissement d’âme » dont parle le Discours de Florence à propos de Dante (PL 450) :

 

Il y a, dans l’histoire d’un grand nom, quelque chose qui s’accroît au delà de l’humain : ’Nomen, numen…’ imminence sacrée – frémissement d’âme dans le bronze et comme un son d’éternité… 

 

Ce « frémissement d’âme », l’auteur de la « Pléiade » qui s’efface en 1972 derrière « la bouche peinte de son masque » (PL 265), alors que les Tragédiennes d’Amers (1956) déposent, elles, « masques et thyrses » (PL 291) « en l’honneur de la Mer » (PL 287), que le « Poète » d’Amers lui-même, « l’homme au masque d’or », s’y « dévêt de son or en l’honneur de la Mer » (PL 385), ce « frémissement d’âme » précisément, l’auteur de la « Pléiade » a pris le risque, à force de perfection et d’impersonnalité, de l’effacer du même coup. Systématiquement jouée contre l’Histoire, la « Poésie » aura-t-elle finalement transformé en pierre le masque de bronze ?

 

>sommaire
retour<

[17] Pierre Michon, Corps du roi, op. cit., p. 43.
[18] Ibid.
[19] Comme le montrent plusieurs photos où Saint-John Perse pose à côté ou au-dessous de son masque.