Saint-John Perse,
« Jusqu’à l’ongle sans défaut »

- Renée Ventresque
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Fig. 5. Anonyme, Alexis Leger en Chine, 1920

Fig. 6. Anonyme, Ambassadeur de France..., 1936

Fig. 7. Anonyme, En Amérique, dans une île du Maine, 1958

Fig. 8. C. Marchal-Simon, étude pour un buste, 1961

      Ainsi présentée dans la « Table des illustrations », l’iconographie d’HSJP est conforme à la chronologie. En devenant haut fonctionnaire d’Etat, Alexis Leger a renoncé à la création poétique jusqu’à son départ pour l’exil [6], lequel a marqué le retour définitif de Saint-John Perse à la poésie. Elle est aussi conforme aux positions condensées dans les deux discours contemporains de la fabrication d’HSJP, le Discours de Stockholm (1960) et le Discours de Florence (1965). En substituant à la photo du poète qui ouvre Honneur à Saint-John Perse les quatre vers inspirés par la peinture zen qui le terminent, elle fait écho à la première phrase de l’allocution du Banquet Nobel (PL 443) :

J’ai accepté pour la poésie l’hommage qui lui est ici rendu, et que j’ai hâte de lui restituer.

Car c’est à elle, la poésie, répète le Discours de Florence, que revient toute la place, et la plus haute (PL 459) :

… Poésie, heure des grands, route d’exil et d’alliance, levain des peuples forts et lever d’astres chez les humbles […].

Dans cette perspective, l’activité diplomatique ne peut figurer que dans une « Annexe », elle-même prise entre deux ensembles dominés par le poète et la poésie, l’alpha et l’oméga en somme. Il reste que l’« Annexe diplomatique » se trouve bien au cœur d’un ouvrage à vocation littéraire, et qu’elle comprend, on l’a dit, autant d’illustrations, ou presque, que la partie dévolue à la poésie. Pour appréhender la nature du travail réalisé là par Saint-John Perse et en dégager la finalité, il faut donc analyser l’iconographie elle-même sans s’arrêter davantage aux astérisques de la « Table des illustrations ».

Sous les traits du diplomate Alexis Leger et du poète Saint-John Perse, l’iconographie de l’ouvrage met en scène un seul et même personnage. Devant le professionnel ou l’amateur qui va fixer son image (marbre, métal, toile, feuille, papier glacé), il prend invariablement la pose. Exceptionnelle donc la photo des années de Chine montrant le Secrétaire de la Légation de France allongé, le chapeau sur l’occiput, sous l’auvent d’un temple des environs de Pékin (fig. 5). Toutefois, même aux champs, Alexis Leger porte costume trois pièces et nœud papillon, qui d’ailleurs détonent dans ce cadre « exotique ». C’est la même tenue plus tard dans son bureau austère du Quai d’Orsay, à deux détails près, le costume est noir, une cravate stricte remplace le nœud papillon (fig. 6). Quant à Saint-John Perse, à Washington comme au bord de l’Atlantique, il ne renonce jamais au veston de ville – alors qu’on peut le voir vêtu d’un caban de marin, par exemple, dans la monographie de Bosquet. Sur une île américaine, une grande écharpe et un béret lui donnent seulement une allure un peu moins guindée sinon plus sportive (fig. 7). Ainsi, col de chemise aux pointes amidonnées, pochette blanche bien repassée, plis de l’écharpe savamment étalés, la tenue vestimentaire du diplomate se révèle, comme celle du poète, « sans défaut ». Ils sont tous les deux à l’image de l’Officiant de Vents (1945) qui (PL 229) :

[…] s’avance pour les cérémonies de l’aube, (…) la tête glabre et les mains nues, et jusqu’à l’ongle, sans défaut […].

      A partir de 1965 et pendant dix ans, le photographe Lucien Clergue a pris de nombreux clichés de Saint-John Perse dans sa propriété varoise [7]. On l’y voit tantôt dans sa maison en compagnie de son épouse, tantôt seul, au bord de la mer, parmi les pins. Sur une photo en particulier, tout de blanc vêtu, le col ouvert, les bras nus, il dégage, malgré ses quelque quatre vingts ans, une étonnante impression de vitalité virile. Mais du corps du diplomate sanglé le plus souvent dans ses vêtements sombres, les illustrations d’HSJP ne montrent que le visage, tout au plus les mains. Il en va de même pour le poète, sauf dans l’« étude pour un buste » de C. Simon-Marchal ; mais, dans ce cas précis, la nudité du cou, toute romaine, ne fait qu’accentuer l’aspect auguste de son profil (fig. 8). L’iconographie du volume d’hommage ne laisse donc aucune place au « corps mortel, fonctionnel, relatif, la défroque qui va à la charogne » dont parle Pierre Michon à propos de Beckett photographié en 1961 par Lutfi Özkök [8], ce corps marqué par la vieillesse et la maladie que montrent quelques ultimes clichés de Lucien Clergue. Donc pas de place ici pour le « saccus merdae », éclipsé par l’« icône » [9]. En vérité, les illustrations d’Honneur à Saint-John Perse convoquent deux hypostases, majusculées comme il se doit, le Poète et le Diplomate [10].

Du reste, quels que soient leur attitude, l’angle sous lequel ils sont saisis, l’outil utilisé pour les représenter, ciseau, crayon, pinceau, pointe, objectif, deux traits distinctifs scellent leur gémellité, un front immense et un regard particulièrement aigu, signes de qualités éminentes portées à leur plus haut degré d’expression, intelligence, concentration, détermination, clairvoyance, autorité. Ainsi l’adéquation devient totale entre la tenue vestimentaire du personnage, sa physionomie et le tempérament qu’elles reflètent. Tout n’est là qu’accomplissement comme au « blanc royaume » de l’enfant d’Éloges (PL 23).

C’est ce que confirment les témoignages recueillis dans l’« Annexe diplomatique » d’HSJP. Les diplomates, Paul Morand notamment, et les journalistes qui ont jadis rencontré ou fréquenté Alexis Leger se souviennent tous d’un « être parfaitement accompli » (HSJP 617), montrant toujours « une magnifique clarté d’esprit, avec une grande maîtrise de pensée » (HSJP 785) et capable « de trouver le fil ou les fils conducteurs dans la trame serrée et confuse des événements politiques » (HSJP 786), en un mot, « le prince de la diplomatie » (HSJP 786). Avec son front, « belle coupole où les cheveux plats, les rides et les sourcils tracent trois rangées de courbes parallèles », et ses yeux qui « vous inondent d’une chaude et fraternelle coulée de brun sombre » (619), le poète n’est pas en reste. « Sous la grandeur du front », son « regard atteint une intensité singulière : on dirait qu’il a une sorte d’affûtage intérieur, phénomène invisible, mais bien réel, étonnant, renouvelé seconde après seconde. Ce regard, il a le pouvoir à la fois de voir et de s’emparer. Il n’aperçoit pas, il épie et saisit. Il n’observe pas, il appréhende » (HSJP 177), etc.

 

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[6] C’est du moins la version accréditée par Saint-John Perse.
[7] Lucien Clergue, Saint-John Perse, Poète devant la Mer, Témoignage et Photographies, Biarritz, J. et D. Editions, 1995.
[8] Pierre Michon, Corps du roi, Lagrasse, Editions Verdier, 2002, p. 14.
[9] Ibid., p. 15.
[10] Sauf, évidemment, sur la caricature publiée dans le Journal des Nations, 29 juillet 1937.