The Woman in White, l’espace blanc
et la technologie d’impression
au milieu de l’ère victorienne
- Mary E. Leighton - Lisa Surridge
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Terminer sur un espace vide constitue la modernité de ce texte. Si, comme Daly le note, la fiction sensationnelle manifeste sa modernité par son refus de cacher la technologie derrière sa propre production, alors la version périodique illustrée de The Woman in White en procure l’exemple même. Comme nous l’avons vu, les illustrations d’Anne et de Laura sont liées par cette technique commune de l’impression qui obtient le blanc par un espace vide, ce qui, dans l’ère des gravures imprimées, signifiait du blanc. Hartright peut certes affirmer la présence de Laura, mais, dans le même temps, le processus d’impression manifeste cette présence grâce à une absence. De plus, bien qu’Hartright et Marian tentent d’affirmer l’identité unique de Laura, dans l’ère de la production de masse, son image est en définitive soumise à la répétition et donc à la multiplicité. Même le dénouement de l’intrigue – qui dépend de la découverte de Hartright : Sir Percival a contrefait son propre baptistaire pour hériter de son titre – ne repose jamais sur des preuves légales. En effet, le baptistaire est brulé dans le feu même qui tue Sir Percival. Tous deux périssent ensemble, l’original et le faux disparaissant en même temps. Encore une fois, Hartright et Marian ne peuvent que construire une nouvelle histoire pour remplacer la première. Le roman revendique donc une identité unique à travers une multiplication de récits.
Les femmes en blanc de Whistler et du Harper’s Weekly attirent donc toutes les deux l’attention sur les circonstances matérielles de leur production : celle de Whistler par la visibilité de la peinture et du coup de pinceau, celle du Harper’s par la thématisation du double, du contrefait, du récit multiplié, de l’image répétée de l’espace vide. Cependant, la peinture de Whistler affirme simultanément sa singularité comme œuvre d’art marquée par la main même de l’artiste, alors que l’image de Laura dans Harper’s affirme la prolifération de copies identiques, cette multiplication même que Hartright tente de dissiper. L’image de la femme en blanc dans ce périodique contredit donc l’effort du roman pour présenter une identité singulière, l’ère industrielle la répétant interminablement en ses copies.
Les critiques de l'époque victorienne, comme H. L. Mansel, détestaient la fiction sensationnelle ; Mansel lui reproche « a commercial atmosphere (…) redolent of the manufactory and the shop ». Il accuse les maisons d’édition de faire de la fiction un produit commercial pouvant être l’objet de tirages infinis – « so many yards of printed stuff, sensation-pattern, to be ready by the beginning of the season » [21]. Pour lui, la fiction à sensation est un produit industriel, diffusé en masse à partir d’un modèle pour satisfaire la demande du marché. Beaucoup plus tard, Pierre Bourdieu décrira cela non comme une œuvre d’art mais plutôt comme « le produit d’un système de production culturelle à grande échelle » [22]. Ce débat a également été étendu à d’autres genres. Notamment, comme l’évoque Lorrain Janzen Kooistra, John Ruskin s’était insurgé contre l’illustration de Gustave Doré pour l’Elaine (1866) d’Alfred Tennyson, parce que « The artist’s army of engravers were merely cogs in the machine of mass production, churning out illustrated book after illustrated book » [23].
Dans ce débat sur la valeur de l’art de masse, la fiction de Collins appartient à ce que Walter Benjamin a nommé « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » [24]. Le Saturday Review considérait son talent comme mécanique : « He is (…) a very ingenious constructor; but ingenious construction is not high art, just as cabinet-making and joining is not high art » [25]. Pareillement, Margaret Oliphant a évoqué « the machinery» des scènes sensationnelles de The Woman in White [26]. En particulier, elle accuse Collins d’avoir créé avec comte Fosco un traître « destined to be repeated to infinitude ». Ironiquement, Collins percevait Fosco comme un original parce qu’il était composé « in opposition to the recognised type of villain » [27]. Mais cette revendication d’originalité admet tout de même que Fosco dérive bien d’un stéréotype. L’analyse d’Oliphant mentionnant les copies et les reproductions à l’infini renvoie au stéréotype tel qu’il existait au milieu du siècle : comme une technique d’impression, c’est-à-dire, comme une plaque de fonte destinée à la reproduction mécanique de texte et d’images qui permettait aux imprimeurs de dupliquer la typographie comme une image infiniment reproductible, une image qui pouvait être « répétée à l’infini » pour un marché de masse. Elle décrit donc Fosco comme
[…] unquestionably, destined to be repeated to infinitude, as no successful work can apparently exist in this imitative age without creating a shoal of copyists; and with every fresh imitation the picture will take more and more objectionable shades. The violent stimulant of series publication – of weekly publication, with its necessity for frequent and rapid recurrence of piquant situation and startling incident – is the thing of all others most likely to develop the germ, and bring it to full and darker bearing [28].
Ainsi, The Woman in White dépend de doubles et de répétitions tant au niveau du récit (personnages doublés, images répétées, contrefaçon) que du style (question répétées, anaphore, anadiplose, épanalepse, épistrophe et homiologie). Le dénouement du roman, qui insiste sur l’unicité de Laura et sur la « vraie » identité de Percival, tente de consolider la valeur de l’original. Mais l’insistance du texte sur le double et sur la répétition thématise aussi, par mégarde, les plaintes des critiques qui souligne le caractère inséparable du feuilleton et des techniques de reproduction mécanique. Pour ces critiques, la reproductibilité ou la répétition font partie intégrante du genre : Fosco n’est pas unique, mais infiniment reproductible ; la femme en blanc engendre des copies ; et le roman incite à des parodies, des adaptations sur scène, et la vente de produits commerciaux. La femme en blanc apparaît donc comme un symbole fondamental dans les années 1860 de l’ère durant laquelle la reproduction en masse de l’imprimé devient possible et durant laquelle un lectorat de masse donne à la fiction sensationelle une dimension commerciale. Elle représente le spectre qui hante l’œuvre d’art de cette période : la figure de la répétition ébranle cette pensée que la valeur esthétique n’est présente que dans l’image unique et non-répétée.
[21] H. L. Mansel, cité dans M.E. Braddon, Aurora Floyd, ed. R. Nemesvari and L. Surridge, Peterborough, Broadview, 1998, p. 574.
[22] P. Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », L'Année sociologique, 3e série, vol.22, 1971, p. 106.
[23] L. J. Kooistra, Poetry, Pictures, and Popular Publishing : The Illustrated Gift Book and Victorian Visual Culture 1855-1875, Athens, Ohio UP, 2011, p. 240.
[24] W. Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2003.
[25] Anonyme, [Review], dans W. Collins, The Woman in White, eds. M.K. Bachman and D.R. Cox., Peterborough, Broadview, 2006, p. 629.
[26] M. Oliphant, dans Ibid., p. 640.
[27] E. Yates, dans Ibid., p. 648.
[28] M. Oliphant, dans Ibid., p. 642.