The Woman in White, l’espace blanc
et la technologie d’impression
au milieu de l’ère victorienne

- Mary E. Leighton - Lisa Surridge
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Fig. 1. J. McLenan, « I turned on the instant... », 1859

En Angleterre, au moment de la publication du roman, ces deux femmes en blanc n’avaient pas de présence visuelle puisque l’œuvre de Collins est publiée dans un journal sans illustrations. Malgré cette absence d’images, Anne et Laura sont fortement confondues grâce à des répétitions verbales et visuelles. Cela commence dès l’apparition d’Anne Catherick vêtue de blanc. Hartright la rencontre la nuit, seule, alors qu’il se rend à Londres en passant à travers Hampstead Heath. Anne Catherick se matérialise alors dans l’histoire sans aucune explication diégétique ni aucune contextualisation. Elle apparait comme un mystère, un vide, un motif à décoder. Considérons premièrement le texte britannique non-illustré. Au départ, racontée par Hartright, la rencontre est purement tactile : « Every drop of blood in my body was brought to a stop by the touch of a hand laid lightly and suddenly on my shoulder from behind me » [5]. La sensation de choc de Hartright se traduit par ses « fingers [tightening] round the handle of [his] stick » [6] mais il n’arrive pas à décrire précisément la femme dont il ne donne que la posture et la position spatiale : « There, in the middle of the broad, bright high-road (…) stood the figure of a solitary Woman, dressed from head to foot in white garments (…) her hand pointing to the dark cloud over London » [7]. Le masculin s’oppose au féminin, la campagne à la ville, la lumière à l’obscurité, le noir au blanc : la femme en blanc est définie par contrastes, par ce qu’elle n’est pas. Hartright lutte pour comprendre la signification de cette apparition : « All I could discern distinctly by the moonlight, was a colourless, youthful face, meagre and sharp to look at » [8] ; il tente aussi d’interpréter ses vêtements et son comportement, mais sans résultat : « Her dress – bonnet, shawl, and gown all of white – was, so far as I could guess, certainly not composed of very delicate or very expensive materials » [9]. Même s’il est professeur de dessin et donc expert en interprétation visuelle, Hartright est vaincu : « What sort of a woman she was, and how she came to be out alone in the high-road, an hour after midnight, I altogether failed to guess » [10].

L’échange avec cette femme sans nom contribue encore à épaissir son mystère : elle ne révèle que très peu de choses sur elle et sur les circonstances de sa présence en ce lieu. Au contraire, et de manière frappante, elle pose une série de questions qui deviennent la caractéristique principale de son langage. Le plus souvent, les incises sont absentes ou ne portent que des informations minimes sur sa voix mécanique et son élocution rapide : « Is that the road to London ? », « Did you hear me ? », « You don’t suspect me of doing anything wrong, do you ? », « May I trust you ? », « You don’t think the worse of me because I have met with an accident ? », « Can I get a fly, or a carriage of any kind ? », « Is it too late ? », « Will you promise ? », « Do you know many people in London ? », « Many men of rank and title ? », « Are you a man of rank and title yourself ? », « Do you live in London ? », « North, or south ? » [11]. Ces multiples questions et ce langage si lacunaire obligent le lecteur à se demander ce qui peut forcer cette femme à l’interroger ainsi. D’un point de vue stylistique, cette modalité de phrase privilégiée et amplement répétée, qui renonce à l’affirmation, associe la femme en blanc au négatif plutôt qu’au positif. Elle construit également le motif de la répétition qui va caractériser son langage et son identité visuelle dans l’histoire.

De même que Hartright se démène pour décoder la femme en blanc durant leur première rencontre, dans sa critique de mai 1862, Margaret Oliphant ne trouve aucune terminologie positive pour Anne et élabore plutôt sa description sur des motifs d’absence, de négation, de silence et de vide : « there is nothing frightful or unnatural about her ; one perceives how her shadow must fall on the white summer highway in the white moonlight, in the noiseless night » [12]. Les critiques modernes ont également analysé son vide comme un moyen d’imposer des sens multiples et souvent contradictoires au code de Collins. Quelques-uns remplissent ce vide d’une biographie et citent pour cela la rencontre de John Everett Millais, de Collins et de son frère Charles avec une énigmatique « woman in distress » gardée prisonnière « under threats of violence and mesmeric influence » [13]. D’autres lisent la rencontre de Hartright avec la femme en blanc comme un symbole de la rupture des frontières entre les classes [14] ou comme une scène de « gender slippage » dans laquelle un Walter Hartight châtré empoigne sa cane et présente un symptôme de « male nervousness » provoqué par « female contagion » [15]. La variété et l’incompatibilité de ces interprétations ne font que reproduire les efforts de Hartright pour donner un sens à la femme en blanc. Dans ces critiques, cette femme devient un signifiant de tout et de rien, le signe, en somme, d’une nostalgie culturelle pour un système d’interprétation stable.

Le roman illustré dans Harper’s Weekly engage une lecture totalement différente en raison de l’illustration de la rencontre entre Hartright et la femme en blanc dès la première page de la première partie (fig. 1). Grâce à elle, les lecteurs voient l’énigmatique femme en blanc avant de lire le compte-rendu de la rencontre donné par Hartright. La planche (qui illustre la femme levant son bras pour pointer vers Londres et Hartright empoignant sa cane) met en relief la femme anonyme ; sa figure blanche contraste avec un arrière-plan où prédomine le noir d’un quadrillage dense représentant le ciel et les arbres. Habillé sombrement, Hartright se mêle presque au paysage, seuls son col, son visage, ses manches et son manteau sont blancs. Par contre, la jupe de femme est composée presque exclusivement d’un espace blanc ; la perspective est suggérée de façon minimale par un quadrillage dans les plis ; son châle et son bonnet sont quadrillés et son visage (excepté ses yeux et ses autres traits) apparaît selon un contraste spectral. Comme nous l’avons déjà noté, les techniques d’impression demandaient que de telles figures spectrales soient produites par la section évacuée et non-encrée de la gravure. Le texte visuel anticipe et renforce donc la construction opérée par le texte verbal d’une femme anonyme tout en contraste : le masculin s’oppose au féminin, la campagne à la ville, l’obscurité à la lumière, le noir au blanc, le papier encré au papier non-encré. Avant même que le lecteur du périodique américain arrive au dialogue énigmatique de la femme et aux tentatives de Hartright pour la comprendre, la femme en blanc est déjà identifiée sur la page comme un vide visuel, compréhensible seulement au travers ce qu’elle n’est pas.

 

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[5] Ibid., 26 novembre 1859, p. 101.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Ibid., pp. 101-103.
[12] M. Oliphant, dans W. Collins, The Woman in White, eds. M.K. Bachman and D.R. Cox., Peterborough, Broadview, 2006, p. 643.
[13] J. E. Millais, dans W. Collins, The Woman in White, op. cit., pp. 14-15.
[14] J. Loesberg, « The Ideology of Narrative Form in Sensation Fiction », Representations 13, 1986, pp. 115-138.
[15] D. A. Miller, « Cage aux Folles : Sensation and Gender in Wilkie Collins’s The Woman in White », The Nineteenth-Century British Novel, ed. J. Hawthorn, London, Edward Arnold, 1986, pp. 95-124.