The Woman in White, l’espace blanc
et la technologie d’impression
au milieu de l’ère victorienne

- Mary E. Leighton - Lisa Surridge
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Nicholas Daly note que « the early 1860s are white years. The arrival of "sensation" as a byword for the breathlessly modern… seems curiously wedded to that color. To be more precise, the sensation era is ushered in by a series of female figures identified with whiteness » [1]. Daly cite plusieurs exemples de l’image répétée de la « femme en blanc » durant cette décennie, image qui apparaît dans la fiction, le mélodrame et la peinture : The Woman in White (1859-60) de Wilkie Collins, la pièce de Dion Boucicault The Colleen Bawn (1860) (expression irlandaise signifiant « la fille aux cheveux blancs ») et le portrait Symphony in White No. 1 : The White Girl (1862) par James McNeill Whistler. L’auteur soutient que ces images répétées de femmes en blanc annoncent l’abandon des représentations réalistes en fiction et en peinture du milieu du siècle. Il met l’accent sur le fait que Collins abandonne le réalisme en faveur de l’effet-choc, interpellant le lecteur obsédé par les réactions physiques plutôt qu’intéressé par la nuance. Il remarque également que la menuiserie et les « spectacular set-piece[s] » du mélodrame sensationnel éclipsaient les acteurs. Par ailleurs, il affirme que, chez Whistler, l’utilisation de la peinture et de la texture masque le contenu, concentrant l’attention sur « the material medium… its nature as paint on canvas » [2]. Il note enfin que les trois œuvres manifestent leur modernité en omettant de cacher la technologie de leur propre production.

Cet article interroge le thème de la femme en blanc au début des années 1860, afin d’explorer sa signification comme image répétée. Notre essai se concentrera sur le fameux roman-feuilleton à l’origine de l’engouement pour la femme en blanc : The Woman in White de Wilkie Collins (1859-60). Ce roman fut publié simultanément des deux côtés de l’Atlantique : en Angleterre, dans All the Year Round, le magazine non-illustré de Charles Dickens, et en Amérique dans Harper’s Weekly, un magazine vantant la qualité et la quantité de ses illustrations [3]. Dans la version illustrée comme dans celle non-illustrée, la femme en blanc de Collins est figurée selon d’insistants motifs de répétition, autant verbaux que visuels. D’une part, le langage verbal est formellement répétitif jusqu’à la saturation ou la perte de sens : il se concentre non sur le signifiant mais sur la réitération de structures formelles, questions, mots et phrases répétés. D’autre part, le texte non-illustré repose sur la construction de personnages indifférenciés, dont l’apparence se répète, rappelant ainsi le fantôme ou le revenant. Les femmes en blanc de Collins sont donc figurées de façon insistante par des motifs de répétition et de réitération.

La version illustrée du roman accentue encore ces motifs. Dans les images, la blancheur de la femme n’est pas représentée grâce à une quelconque texture picturale (comme dans Symphony in White No. 1 : The White Girl de Whistler) mais à l’absence en soi. Cette absence provient du processus d’impression : la blancheur était produite grâce à des espaces laissés en réserve par les graveurs. La partie de la plaque de gravure ou du bloc de bois n’entrait donc pas en contact avec l’encre. Contrairement à la technique utilisée par Whistler pour créer la fille blanche, dont la texture est obtenue grâce au pinceau et au couteau, le feuilleton illustré victorien de Collins produit l’image de la femme en blanc par contraste et excavation. L’imprimé construit la femme en blanc grâce au contraste des lignes foncées qui l’entourent. Elle a la blancheur pure de la page originale ; elle est littéralement un vide. L’image de la femme en blanc chez Collins met donc en relief la création de sens à travers le contraste, l’absence et la répétition. En fin de compte, la femme en blanc de Collins devient la figuration de la reproduction imprimée au milieu de l’époque victorienne.

Les scènes les plus intenses de ce texte font toutes apparaître des femmes habillées de blancs qui se ressemblent énormément : Anne Catherick porte seulement du blanc à cause de son amour enfantin pour Madame Fairlie ; Laura Fairlie, la fille de Mme Fairlie, revêt souvent une mousseline blanche pour faire oublier qu’elle est plus riche que sa demi-sœur bien aimée, Marian. D’ailleurs, l’intrigue principale repose sur cette proximité visuelle : le mari de Laura, Percival, manigance avec le méchant comte Fosco d’échanger Anne et Laura afin de prendre possession de l’héritage de Laura et de sa propriété. Ils mettent ainsi en scène la mort de Laura en faisant passer Anne mourante pour Laura et en enterrant le corps d’Anne sous une pierre tombale au nom de Laura. Pendant ce temps, ils emprisonnent celle-ci dans un asile sous l’identité de la folle Anne Catherick. Cependant, Marian et son ami Walter Hartright – tuteur et véritable amour de Laura – essaient d’arrêter ce complot. Ils découvrent Laura à l’asile et tentent de prouver qu’elle n’est pas Anne Catherick, mais bien Laura, vivante et saine d’esprit. L’histoire repose donc sur deux phénomènes opposés : la confusion puis la distinction des identités. Laura est tout à la fois « the living image » [4] d’Anne Catherick et, comme Hartright et Marian veulent le mettre au jour, différente d’elle. La scène la plus frappante du roman est construite sur cette double postulation.

 

>suite

[1] N. Daly, « The Woman in White : Whistler, Hiffernan, Courbet, Du Maurier », Modernism/modernity, 12.1, 2005, p. 1.
[2]Ibid., pp. 8-9.
[3] W. Collins, The Woman in White, All the Year Round, 26 novembre 1859-25 août 1860 ; Ibid., The Woman in White, Harper’s Weekly, 26 novembre 1859 - 25 août 1860.
[4] W. Collins, The Woman in White, All the Year Round, 10 décembre 1859, p. 146.