Une « réplique exacte » ?
Les reprises infidèles dans le cycle iconographique « américain » de
Guillaume de Machaut

(New York, Pierpont Morgan Library, M 396)
- Julia Drobinsky
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Fig. 1. Anonyme, « Le narrateur guidé par
le lion », v. 1370

Fig. 2. Anonyme, « Le narrateur devant la cour
de l’île », v. 1370

Fig. 3. Anonyme, « Le narrateur guidé par
le lion », v. 1425-30

Fig. 4. Anonyme, « Le narrateur devant la cour
de l’île », v. 1425-30

Fig. 5. Anonyme, « Le narrateur pénètre dans
le verger », v. 1370

Fig. 6. Anonyme, « Le narrateur pénètre dans
le verger », v. 1425-30

Imitation : éléments de reprise

 

En dépit des mutilations infligées à Pm, il est possible de reconstituer l’état originel du volume en tenant compte d’un faisceau de critères codicologiques [12]. Le décompte du nombre de lignes de texte par folio [13], celui du nombre de lignes correspondant à la hauteur des images [14], celui du nombre de vers manquants établi d’après le texte subsistant et les éditions existantes [15], nous ont permis de conclure que les lacunes repérables dans la section de Machaut s’élèvent à dix-neuf feuillets, pour un total de trente-six miniatures disparues [16]. S’il est illusoire de percer à jour la logique qui sous-tend cet escamotage [17], la reconstitution de l’état primitif de Pm [18] conforte l’hypothèse de copie émise par Fr. Avril : il y a bien concordance entre le nombre des images de Pm et celui de son prédécesseur, le manuscrit A [19].
      La méthode inductive apporte un préalable nécessaire, mais c’est évidemment la comparaison des miniatures conservées qui constitue le plus sûr moyen de vérifier la parenté entre les deux manuscrits. L’imitation s’étend en effet aux aspects aussi bien iconographiques que compositionnels. L’artiste [20] du manuscrit Pm respecte les points d’insertion des miniatures dans le texte, dans lesquelles apparaissent les mêmes sujets que dans A, mis en scène selon des compositions similaires. Cette proximité iconographique [21] des deux manuscrits est particulièrement frappante dans la séquence liminaire du Dit dou Lyon [22]. Dans le texte, le narrateur-personnage traverse une rivière en barque pour accoster une île où il est accueilli par le lion éponyme, qui le conduit auprès de la dame des lieux [23]. Dans les deux séries, l’action est décomposée selon les mêmes étapes successives : le héros rame, attache sa barque à un arbre, tombe nez à nez avec le lion, se laisse guider vers une fontaine (figs. 1 et 3) puis jusqu’à un groupe de courtisans (figs. 2 et 4). La disposition des figures dans le cadre obéit aussi au même principe de latéralisation : le héros apparaît dans la gauche de l’image, tourné ou se dirigeant vers la droite. Cette orientation, qui mime le sens de lecture du regard, contribue à créer une illusion de mouvement. Les faibles écarts entre les deux séries résident dans l’identité vestimentaire prêtée au héros : revêtu de la longue robe cléricale dans le manuscrit A (figs. 1 et 2), il porte une ample houppelande dans Pm (figs. 3 et 4). Pour autant la forme constante donnée aux vêtements, à la barque ou à l’onde assure la continuité de l’action au sein de chaque cycle. Ainsi le principe de répétition-variation qui sous-tend chaque séquence, la rendant immédiatement compréhensible à chacun, est-il lui-même rédupliqué d’un manuscrit à l’autre.

 

Mise à jour stylistique

 

Quoique restant visuellement très proche du modèle, le manuscrit Pm n’en est pas une copie servile pour autant, car il s’en distingue par les partis pris esthétiques nouveaux qui ont guidé la main de l’artiste : sa technique favorise une plus grande diversité chromatique, son style se caractérise par des costumes modernisés et une meilleure restitution de l’espace.
      L’imagier rémois, en employant la technique dite du « pourtrait d’encre » ou grisaille, n’usait qu’avec parcimonie de rehauts de couleur ; réservant le rose aux carnations, le vert-bleu aux pièces d’eau, le rouge des rubriques aux flammes et l’or aux joyaux, il laissait à l’état monochrome les vêtements comme les constructions architecturales. L’artiste de Pm abandonne la grisaille au profit d’un dessin recouvert de couleurs aquarellées [24], composant ainsi une palette plus large. En plus des chairs, le rose couvre aussi maintes robes féminines et parures de lit, le vert, le bleu et le mauve teintent les vêtements ou les constructions, l’ocre distingue le pelage du lion. Les tons clairs et tendres dominent dans cette gamme colorée [25], où les notes rouges ou or se font rares. Beaucoup de ces dessins semblent en outre inachevés, car la reprise des contours à l’encre fait défaut (figs. 13-14) ou n’est qu’amorcée (figs. 3, 4, 8).
      C’est avec la modernisation des costumes et du traitement spatial que l’émancipation de l’illustrateur de Pm s’affirme avec le plus d’évidence. En effet, les types vestimentaires du manuscrit A, représentatifs de la mode du milieu du XIVe siècle, ont été remis au goût du XVe siècle. La silhouette masculine des années 1370, caractérisée par un pourpoint moulant qui s’arrête à mi-cuisse, rembourré au niveau du thorax et serré aux hanches par une ceinture (fig. 2), se voit entièrement remodelée. C’est l’ample houppelande longue du XVe siècle qui s’impose, conférant au corps masculin un volume sans précédent grâce à tout un jeu de plis en « tuyaux d’orgue » [26] et de manches en « sac de cornemuse » [27], que vient compléter un chaperon enturbanné autour de la tête (figs. 3, 4, 6). Le vêtement féminin connaît une évolution parallèle, passant des formes ajustées du XIVe siècle (fig. 2) à des tournures plus massives, aux plis nombreux, aux cols et manches fourrés, aux coiffes surélevées telles ces structures de voiles empesés qui ornent la tête de la dame du Dit dou Lyon (fig. 4).
      L’artiste de Pm s’est attaché en outre à mettre en pratique les recherches sur la perspective qui émergent en France à l’aube du XVe siècle. Dans le manuscrit A, les personnages réunis à plusieurs s’alignent côté à côte en rang d’oignon, enchâssés parfois dans un cadre architectural au volume minimal, le tout sur le même plan (fig. 2). Dans le manuscrit Pm en revanche, un espace tridimensionnel commence à s’ébaucher : figures et décors apparaissent de manière décalée, donnant l’illusion d’une organisation spatiale sur plusieurs plans. Les solutions proposées y sont aussi économiques qu’efficaces, et il suffit parfois de réitérer les données du modèle pour créer un effet de profondeur concluant. La miniature initiale du Dit du Vergier dans le manuscrit A installe un jardin clos de deux murs (fig. 5), qui disparaissent dans les images suivantes. Son homologue de Pm renforce ces murs par deux autres. En délimitant le verger sur quatre côtés, les murs ajoutent un troisième plan à la construction de l’image (fig. 6). De plus, cette démarcation spatiale s’étend à tout le cycle du Vergier, faisant du lieu-titre un hortus conclusus au sens plein.

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[12] Notre travail de reconstitution a été grandement facilité d’une part grâce aux schémas de collation du manuscrit établis par William Voeckle en octobre 1997 et ajoutés au dossier de la Pierpont Morgan Library, qui indiquent les emplacements des lacunes, d’autre part grâce aux annotations marginales dues à la main de Meta P. Harrsen, conservatrice de la bibliothèque dans les années 1940, qui signalent les passages manquants et renvoient aux pages des éditions du texte disponibles à l’époque. A partir de là, nos propres décomptes basés sur les feuillets conservés nous ont permis d’estimer le nombre de feuillets disparus.
[13] Chaque folio recto-verso compte quatre colonnes de texte de quarante-trois lignes chacune, soit un total de cent-soixante-douze lignes par feuillet.
[14] La hauteur moyenne des miniatures conservées est de douze lignes.
[15] Œuvres de Guillaume de Machaut, éd. E. Hoepffner, vol. 1 et 2, Paris, Firmin-Didot, « SATF », 1908 et 1911, vol. 3, Paris, Honoré Champion, « SATF », 1921, à compléter par K. Young, « The Dit de la Harpe of Guillaume de Machaut », dans H. M. Peyre, Essays in Honor of Albert Feuillerat, New Haven, Yale University Press, 1943, pp. 1-20 et Guillaume de Machaut, Le livre du Voir Dit, éd. et traduction de P. Imbs, introduction de J. Cerquiglini, Paris, le Livre de Poche, « Lettres Gothiques », 1999.
[16] Voir en annexe le tableau récapitulatif des lacunes repérées dans le manuscrit Pm.
[17] A défaut de dater les mutilations et d’en identifier le coupable, on peut désigner les victimes et esquisser une typologie des suppressions. L’œuvre la plus touchée est sans conteste le Confort d’ami, amputée de dix feuillets, et avec eux de vingt et une miniatures sur les vingt-six initialement présentes. A travers les divers textes mutilés (le Confort d’ami, le Dit dou Lyon, la Fonteinne amoureuse, le Dit de la Harpe et le Voir Dit), ce sont surtout des sujets d’inspiration biblique (cycles de Suzanne, de Daniel et de Manassé), mythologique (Pluton, Orphée, Vénus, Léandre, Polyphème), historique (César) et courtoise (la série des dames amoureuses du Dit dou Lyon) qui ont disparu. Se précise ainsi une tendance à supprimer les scènes les plus animées et les plus riches en pathos. Au vu de leur diversité, il faut cependant admettre que le geste d’escamotage a pu être suscité par des réactions contraires : volonté d’exclure, d’édulcorer, d’expurger, ou désir esthétique d’appropriation. Les images fortes peuvent aussi bien plaire que choquer.
[18] Voir nos schémas de la collation originale de Pm dans notre thèse « Peindre, pourtraire, escrire ». Le rapport entre le texte et l’image dans les manuscrits enlumines de Guillaume de Machaut (XIVe-XIe siècles) , thèse dirigée par J. Cerquiglini-Toulet et soutenue à l’Université de Paris IV, 2004, vol. 2, pp. 890-892.
[19] En ajoutant le nombre de miniatures disparues à celui des miniatures restantes, on arrive à un total de cent cinquante images, total très proche de celui du manuscrit A, qui en compte cent cinquante-quatre. La différence est due à l’absence de quatre œuvres du manuscrit Pm (la Prise d’Alexandre, la Louange, les Lais et les Motets), toutes illustrées par une seule miniature dans A.
[20] Si l’auteur de la notice de la Pierpont Morgan Library distingue trois mains dans le ms. (p. 4), Fr. Avril (art. cit., p. 130 et note 40) n’en voit qu’une seule, qu’il rapproche du « Medalion Master » identifié par Millard Meiss dans French Painting in the Time of Jean de Berry. The Lindbourg and Their Contemporaries, New York, Thames and Hudson, 1976, pp. 252-256 et p. 398. C’est aussi à un seul artiste que s’en tient D. Leo dans sa thèse consacrée aux manuscrits enluminés de Machaut, Authorial Presence in the Illuminated Machaut Manuscrupts, thèse dirigée par J. J. Alexander et soutenue à New York University, Institute of Fine Arts, 2005, p. 283.
[21] La ressemblance dans le choix et le traitement des sujets soulève la question des modalités pratiques de la répétition. Le manuscrit Pm présente la particularité peu commune de conserver dans ses marges quelques-unes des instructions destinées au miniaturiste (aux f° 84 v, 85 v, 109 v, 110 v, 111 v, 112 r, 113 v, 114 r). Quoique longues et détaillées, il est peu probable qu’elles aient été suffisantes pour permettre au manuscrit-réplique d’atteindre un degré de ressemblance aussi élevé avec le manuscrit-modèle. Du fait des écarts qu’on mesure entre les postilles déchiffrables et les réalisations effectives, le contact visuel avec les images de A semble inévitable. Il faut donc admettre le rôle complémentaire des sources écrites (les instructions) et picturales (les illustrations) dans la production du cycle iconographique de Pm.
[22] Le Dit dou Lyon dans Œuvres de Guillaume de Machaut, éd. E. Hoepffner, vol. 2, Paris, Firmin-Didot, « SATF », 1911 (disponible ici), v. 107-498.
[23] Cette séquence se trouve aux f° 81v et 83v (A) et f° 74r à 76v (Pm).
[24] Meta P. Harrsen, auteur de la notice de la Pierpont Morgan Library, qualifie les illustrations de « lightly washed drawings » dans lesquels « lavender and yellow-green are the predominent colors », p. 4.
[25] C’est là le seul trait d’interprétation personnel que Fr. Avril, article cité, p. 130, concède à l’artiste de Pm.
[26] Nous reprenons l’expression employée par O. Blanc, Parades et parures. L’invention du corps de mode à la fin du Moyen Age, Paris, Gallimard, « Le temps des images », 1997, pp. 44 et 116.
[27] Ph. Tortora et K. Eubank, Survey of Historic Costume, New York, Fairchild Publications, 1ère éd. 1989, 4e éd. 2005, p. 131, définissent ce genre de manches comme des « “bagpipe” shapes (exceedingly popular after 1410), that widened from the shoulder to form a full, hanging pouch below a tight cuff ».