Une « réplique
exacte » ?
Les reprises infidèles dans le cycle iconographique
« américain » de
Guillaume de Machaut
(New York, Pierpont Morgan Library, M 396)
- Julia Drobinsky
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Les manuscrits de Guillaume de Machaut marquent un tournant dans l’histoire du livre d’auteur. Bien qu’aucun autographe n’ait été conservé, Machaut est en effet le premier écrivain du Moyen Age à s’être impliqué personnellement dans la production matérielle des codices réunissant ses œuvres complètes. Veillant tout particulièrement à la qualité de la copie du texte et de la notation musicale, il a aussi cherché à organiser ses écrits selon un ordre logique, regroupant en collections formellement homogènes les centaines de poèmes lyriques qu’il a composés et mis en musique. Quant à la douzaine de ses dits narratifs, leur mise en ordre obéit à diverses combinatoires qui mobilisent aussi bien des logiques numériques (la longueur des œuvres), que chronologiques et thématiques. Du soin qu’il a accordé à la mise en livre de ses œuvres atteste la célèbre inscription « Vesci l’ordenance que G. de Machau wet qu’il ait en son livre », placée en tête de la table des matières du manuscrit français 1584 de la Bibliothèque nationale de France [1].
La production de Guillaume de Machaut nous est parvenue grâce à une cinquantaine de manuscrits dont la réalisation s’échelonne entre le milieu du XIVe siècle et la fin du XVe siècle, auxquels il faut sans doute ajouter une quinzaine de manuscrits disparus, mais recensés dans les inventaires des bibliothèques [2]. L’importance du corpus manuscrit témoigne de la faveur dont le poète a bénéficié bien au-delà de sa disparition, en 1377. Quatorze des manuscrits subsistants sont dotés d’images, parmi lesquels onze sont décorés d’un programme iconographique ambitieux qui compte entre dix et cent cinquante-quatre miniatures [3]. Dans ce vaste corpus, certaines images présentent des ressemblances frappantes, qui ouvrent le champ à de nombreuses interrogations touchant aux modalités de répétition [4]. Ces répétitions, lorsqu’elles sont observées non pas entre images isolées, indépendantes les unes des autres, mais à l’intérieur de séquences iconographiques entières, peuvent être envisagées selon deux angles d’analyse.
Le premier, de type syntagmatique, vise à comprendre le fonctionnement interne de l’image sérielle au sein de chaque manuscrit pris comme unité autonome. Les œuvres de Machaut les plus illustrées étant essentiellement narratives, on peut appréhender chaque série comme un récit visuel, qui offre un équivalent figuré plus ou moins fidèle du référent textuel. Or le principal facteur de lisibilité des séquences repose sur le principe de répétition-variation, si bien que la récurrence d’unités de sens, comme par exemple l’apparence vestimentaire d’un personnage, permet de l’identifier dans la continuité des images, cependant que les éléments de décor assurent la reconnaissance de l’ancrage spatial.
Le second, de type paradigmatique, s’élargit à la comparaison des manuscrits apparentés pour mettre en lumière les relations inter-iconographiques qu’ils tissent entre eux. Les onze manuscrits enluminés de Machaut présentent une homogénéité remarquable, dans la mesure où en dépit de l’extension variable des cycles, un noyau de sujets communs, placés généralement aux mêmes points dans le texte, témoigne de l’existence d’une micro-tradition machaldienne. Au sein de cette famille, se dessine une parenté plus étroite encore entre des manuscrits que lient des relations de modèle à copie [5]. C’est le cas de la paire formée par A (Paris, BnF, français 1584) et Pm (New York, Pierpont Morgan Library, M 396), seul manuscrit conservé en Amérique du Nord, d’où le surnom non officiel de manuscrit « américain » que nous avons pris la liberté d’employer.
Peu étudié des spécialistes, le manuscrit Pm reste encore méconnu à bien des égards [6]. Nos connaissances sont bien minces quant à ses origines, sa datation, son commanditaire. Les variantes graphiques de certains mots laissent supposer une origine bourguignonne [7] ; la présence, dans le même manuscrit, d’une version de la Belle Dame Sans Merci d’Alain Chartier, composée en 1424, fournit un terminus post quem de sa copie [8]. En revanche, aucun indice ne subsiste qui permettrait d’identifier le commanditaire de l’ouvrage, et parmi ses possesseurs ultérieurs ne surnagent que deux noms, celui d’un Garson de Boiaval localisé en Artois au XVIIe siècle et celui du célèbre collectionneur américain John Pierpont Morgan, qui l’a acquis en 1910 [9]. Une autre source de questionnement tient à son état mutilé : à une époque indéterminée, un propriétaire inconnu a amputé le manuscrit d’une vingtaine de feuillets.
Manuscrit posthume et dernier manuscrit enluminé de Machaut, Pm a été copié d’après le manuscrit A, d’une cinquantaine d’années son aîné [10]. Etablissant dans un article pionnier la filiation des manuscrits A et Pm, François Avril a qualifié ce dernier de « réplique exacte » [11], prenant pour preuve la reprise des mêmes points d’insertion des miniatures dans le texte, des mêmes sujets iconographiques, des mêmes techniques picturales. Il n’est pas question ici de remettre en cause la thèse de l’éminent spécialiste, dont nous reprenons les principaux arguments. Elle nous semble cependant mériter d’être réexaminée, et parfois nuancée, à la lumière d’investigations plus poussées. En associant plusieurs champs d’exploration du codex – codicologique, stylistique et iconographique –, nous nous proposons de dégager les modalités de dépendance ou d’émancipation qu’entretient avec sa source la nouvelle édition. Il s’agira de montrer que le manuscrit Pm est le lieu d’une tension entre imitation, modernisation et incompréhension du modèle.
[1]
Les principales études consacrées au
rôle exercé par Machaut dans la production des
recueils de ses œuvres sont celles de S. J. Williams,
« An Author’s Role in Fourteenth Century
Book Production : Guillaume de Machaut’s “Livre ou je met toutes mes
choses” », Romania,
n° 90, 1969, pp. 433-454 ; Fr. Avril,
« Les manuscrits enluminés de Guillaume
de Machaut. Essai de chronologie », dans Guillaume
de Machaut, poète et compositeur, Paris,
Klincksieck, 1982, pp. 117-133, part. pp. 131-132 ;
K. Brownlee, Poetic Identity in Guillaume de Machaut,
Madison, University of Wisconsin Press, 1984, pp. 15-16 ; J.
Cerquiglini, « Un engin si
soutil », Guillaume de Machaut et
l’écriture au XIVe siècle,
Paris, Champion, 1985, pp. 15-21 ; S. Huot, From
Song to Book : The Poetics of Writing in the Old French Lyric and
Lyrical Narrative Poetry, Ithaca and London, Cornell
University Press, 1987, pp. 246-248 et pp. 272-275 ;
L. Earp,
« Machaut’s Role in the Production of
Manuscripts of his Works », dans Journal of
the American Musicological Society, n° 42, 1989, pp.
461-503.
[2] L. Earp dresse l’inventaire des manuscrits, conservés et disparus, comportant des œuvres de Machaut (dans Guillaume de Machaut : A Guido to Research, New York & London, Garland, 1995, pp. 77-128).
[3]
Il s’agit des manuscrits Paris, BnF, français 1584
(A), 1586 (C), 1587 (D), 9221 (E) et 22545-22546 (F-G) ;
Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 5203
(J) ; Berne, Bürgerbibiothek, ms. 218 (K) ;
Berlin, Staatliche Museen zu Berlin Preussischer Kulturbesitz,
Kupferstichkabinett 78 C2 (Bk) ; Cambridge, Corpus Christi
College, Parker Library, Ferrell ms. 1 (ex ms.
Vogüé) ; New York, Pierpont Morgan
Library, ms. M 396 (Pm). Les trois manuscrits restants, Paris, BnF,
français 2166 (P), Arras, Bibliothèque
Municipale, ms. 897 (Ar) ; Cambridge, Magdalene College,
Pepysian Library, ms. 1594 (Pe), ne comportent qu’une seule
miniature chacun.
[4]
Nous avons déjà présenté
une synthèse des phénomènes de
réutilisation d’images au sein des manuscrits de
Machaut dans notre article « Recyclage et
création dans l’iconographie de Guillaume de
Machaut (XIVe-XIe siècles) », dans Manuscripts
in Tansition. Recycling Manuscripts, Texts and Images,
Bruxelles, Peeters, « Corpus of Illuminated
Manuscripts », 2005, pp. 217-224, pp. 217-219 pour
les liens entre A et Pm.
[5]
Nous avons tenté de débrouiller
l’écheveau complexe des relations entre les
manuscrits Vg, A et F-G dans notre article
« Procédures de remaniement dans un
programme iconographique posthume des œuvres de Guillaume de
Machaut (Paris, BnF, Fr. 22545-22546) », Pecia,
Du scriptorium à l’atelier. Copistes et artisans
dans la conception du livre manuscrit au Moyen Age,
n° 13, 2010, Turnhout, Brepols, pp. 405-437.
[6]
La seule étude qui excède le cadre
d’une simple notice est l’enquête
menée sur les lettres du Voir Dit par
A. Sultan, « Les silences du Voir Dit
dans le ms Pm, ou le mystère dans les
lettres », dans S. Lefèvre (dir.), La
lettre dans la littérature romane du Moyen Age,
Orléans, Paradigme, Medievalia,
n° 62, 2008, pp. 37-75.
[7]
Le dossier de la Pierpont Morgan Library, établi par Meta P.
Harrsen en avril 1940 et téléchargeable sur le
site Corsair de la Pierpont Morgan Library, pp. 1 et 3,
localise la copie et la décoration du manuscrit dans
l’est de la France, en Bourgogne.
[8]
Dossier de la Pierpont Morgan Library, p. 3. Cette datation est
corroborée par le style des miniatures
d’après l’expertise de Fr. Avril,
« Les manuscrits enluminés de Guillaume
de Machaut. Essai de chronologie », art.
cit., p. 130.
[9]
Dossier de la Pierpont Morgan Library, p. 7. Pour un bilan des
informations relatives au manuscrit Pm, voir la notice de L. Earp, Guillaume
de Machaut, A Guido to Research, op. cit.,
p. 101.
[10]
Nous préparons une étude consacrée
à ce manuscrit, à paraître aux
éditions Brépols dans la collection du RILMA
dirigée par Ch. Heck.
[11]
Fr. Avril, « Les manuscrits enluminés de
Guillaume de Machaut. Essai de chronologie »,
art. cit., pp. 129-130 consacrées au manuscrit
Pm.