Une
« réplique
exacte » ?
Les reprises infidèles dans le cycle iconographique
« américain » de
Guillaume de Machaut
(New York, Pierpont Morgan Library, M 396)
- Julia Drobinsky
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Fig. 7. Anonyme,
« Le narrateur dans un verger »,
v. 1370
Fig. 8. Anonyme,
« Le château et son verger »,
v. 1425-30
Au regard du modèle, l’imagier de Pm procède donc par surenchère et systématisation. Il arrive même que, tout en reprenant les données présentes et dans le texte et dans le modèle fourni par A, l’artiste de Pm rende compte non d’un passage restreint mais de la structure globale de l’œuvre entière, grâce à une conception originale de l’espace. Le meilleur exemple en est fourni par le Jugement dou Roy de Behaingne [28], qui comme d’autres dits de Machaut – le Dit dou Vergier et le Dit dou Lyon –, s’ouvre sur un exorde printanier : les motifs traditionnels de la reverdie (la douceur du « temps pascour », le renouveau floral et le chant des oiseaux) y déclenchent chez le narrateur le désir de sortir du château où il a passé la nuit pour mieux goûter aux charmes de la nature en éveil. Au terme d’une brève promenade, il se laisse « tout bellement cheoir » « en un destour Sus un ruissel, près d’une belle tour » (v. 33 et 28-29). La miniature qui orne le début du Jugement dans le manuscrit A (fig. 7) combine les composantes définitoires de la reverdie, l’arbre et l’oiseau, avec les indications propres au cadre du Jugement, la tour et le ruisseau. L’image, statique, fermée sur elle-même et conçue sur le mode inclusif (c’est un espace clos d’un mur crénelé qui accueille le narrateur et les autres éléments), peut se lire comme un compendium de tous les motifs clés mis en place dans la situation initiale correspondante. Tout en reprenant la plupart de ces motifs, la miniature liminaire du Jugement dans le manuscrit Pm (fig. 8) reflète une vision plus large de l’œuvre. L’espace est cette fois biparti : un château à quatre tours, placé dans l’angle supérieur gauche, jouxte un verger clos sur ses quatre côtés, occupant l’angle opposé. Au principe d’inclusion de l’image de A se substitue un principe de bipartition, plus conforme à l’organisation spatiale évoquée dans le texte, où il est bien question de ces deux espaces, proches mais distincts, que sont l’aire du château et l’enclos du verger. Le paysage n’est pour autant ni figé ni cloisonné, car les deux espaces communiquent par une rivière-chemin qui prend son départ à la porte du château et traverse de part en part le verger. Le parcours du chemin, l’entrecroisement que forme la rencontre de la ligne oblique du chemin avec les diagonales des deux murs, suggèrent visuellement l’idée d’une circulation. Ainsi, dans ce décor pourtant vide de présence humaine, les éléments de la reverdie sont réinterprétés dans une optique dynamique : l’oiseau est montré en plein vol dans un pan de ciel dégagé ; les obliques croisées annoncent une action imminente : la promenade du narrateur et les rencontres en milieu arboré qui constituent le premier maillon narratif. Mais par sa composition nouvelle, la miniature liminaire du Jugement excède la seule référence à la situation initiale. Dans ce dit qui relève du genre du débat [29] et qui repose sur l’échange dialogué, la trame purement narrative ne sert qu’à assurer la jonction entre les blocs discursifs. Or chacun de ces blocs prend place dans un cadre spatial défini : un espace extérieur d’abord, lieu de la rencontre entre deux promeneurs qui débouche sur le débat surpris par le narrateur caché ; un espace intérieur ensuite, celui d’une salle du château de Durbui, où le débat des promeneurs est exposé à une assemblée de personnages allégoriques, avant d’être tranché par le roi de Bohème, maître des lieux. Entre ces deux massifs discursifs, le fil narratif se réduit au récit d’un mouvement aller-retour : déplacement vers le jardin du narrateur solitaire ; parcours inverse du jardin vers le château, dans lequel le narrateur s’offre à guider les partenaires du débat. La bipartition spatiale de l’image traversée par ses lignes obliques apparaît donc à la fois comme l’illustration du premier volet narratif, mais aussi comme la synthèse visuelle de la construction du dit dans sa globalité, basée sur l’opposition des lieux et le déplacement minimal sur un axe unique, dans un sens puis dans l’autre. La miniature offre un décor hautement signifiant qu’il ne reste plus qu’à peupler de personnages en action, ou en discours, à quoi s’emploient les trois autres illustrations du dit.
Mésintelligence du modèle
S’il
arrive que les images du manuscrit tardif témoignent, par
l’amélioration des données du
modèle, d’une compréhension juste des
implications sémantiques du texte, il est cependant plus
fréquent d’y trouver les preuves d’une
mésintelligence flagrante. Ces cas de contre-sens, qui
touchent principalement à l’identité
visuelle des figures, se concentrent parfois dans une image autonome,
mais peuvent affecter aussi des séquences
entières, dont elles brouillent alors,
irrémédiablement, la lisibilité.
Parmi
les erreurs d’interprétation qui mettent en cause
des images autonomes, il en est une qui témoigne de la
difficulté à traduire visuellement un objet
composite, que Machaut a déjà conçu
comme une prétendue ekphrasis. Il
s’agit d’une figure allégorique dont la
description est placée dans la bouche d’un ami de
Machaut à la fin du Livre du Voir Dit [30].
L’allégorie représente
l’amour-amitié, porteur d’espoir et de
consolation, dont les vertus s’opposent à
l’amour-passion, inévitablement
déceptif. Attribuant aux
« anciens » l’invention
de cette allégorie qu’il appelle
l’« ymage
d’Amour », l’ami la
présente comme un
« jouvencel » aux pieds nus, le
front ceint d’une couronne de feuillages et vêtu
d’une tunique verte fendue sur la poitrine, afin de mieux
découvrir son cœur qu’il pointe
lui-même du doigt. Trois inscriptions complètent
l’ensemble : « par
amisté et en yver et en esté »
au niveau du front, « De prés et de
loing » à hauteur de poitrine,
« A mort et a vie » à
ses pieds. Toutes les composantes de cette figure complexe,
à la fois investie d’une forte charge
iconique et travaillée par des signes textuels,
concourent à signifier visuellement les valeurs
incarnées par l’ami
véritable : fidélité,
franchise, secours et compréhension. Malgré les
allégations de Machaut qui renvoie à de vagues
modèles antiques, les sources en sont vraisemblablement
à chercher dans une constellation
médiévale, englobant des
références tant textuelles que plastiques : les
« figurae » purement mentales des
mythographes et des prédicateurs, l’imagerie
courtoise de l’offrande du cœur, mais aussi les
images de dévotion du Christ exhibant sa plaie ou des saints
désignant les stigmates laissés par le verbe
divin [31].
Véritable synthèse de
réminiscences livresques et d’influences
picturales, cette description a été diversement
interprétée par les illustrateurs du Voir
Dit. Dans le manuscrit A (fig.
9), le peintre a pris en compte la
quasi-totalité des éléments qui
composent l’identité visuelle de
l’allégorie, qu’une rubrique
désigne comme « l’ymage de
vraie amour » : s’y trouvent
réunis la couronne de feuillage et les pieds nus, la tunique
verte et les trois inscriptions, ici traduites en latin. Ses cheveux
portés courts lui confèrent une
identité indéniablement masculine. Seul
écart : le geste du
« jouvencel » désigne
un cœur… pudiquement voilé. Mais dans
l’image correspondante de Pm, les contresens
s’accumulent (fig.
10). Tout d’abord la figure change de sexe,
prenant l’apparence d’une femme en longue
robe décolletée et aux cheveux bouffants [32].
Qui
plus est, le copiste a mal compris le geste crucial du
modèle, qui désigne conjointement le
cœur et l’inscription « longe et
prope » : le doigt pointé lui a
paru associé non à l’organe mais
à la maxime. Ayant déplacé les
phylactères de l’avant à
l’arrière du corps, le geste de monstration a donc
perdu tout sens à ses yeux, si bien qu’il a fait
poser la main de la figure sur sa hanche. Le cœur ouvert,
emblème de l’amitié
véritable pour Machaut comme pour le miniaturiste du
manuscrit A, s’est volatilisé de Pm par la faute
d’un artiste ignorant du texte, qui reproduit sans le
comprendre le modèle qu’il a sous les yeux.
[28]
Le Jugement dou Roy de Behaingne, dans Œuvres
de Guillaume de Machaut, éd. E. Hoepffner, vol.
1, Paris, Firmin-Didot, « SATF »,
1908 (à consulter ici), v. 1-40.
[29]
Pour la définition du genre, des limites et
des intersections entre dit, jugement
et débat, nous renvoyons à
P.-Y. Badel, « Le
Débat », dans Grundriss der
Romanischen Literaturen des Mittelalters, tome VIII/I,
Heidelberg, Carl Winter, 1988, pp. 95-110, part. pp. 103-106.
[30]
Guillaume de Machaut, Le Livre du Voir dit,
éd. et traduction de P. Imbs, introduction de J.
Cerquiglini, Paris, le Livre de Poche, « Lettres
Gothiques », 1999, v. 7232-7347.
[31]
Pour la démonstration complète des sources
possibles de l’allégorie machaldienne de
l’amitié, nous renvoyons à notre
article « L’Amour dans l’arbre
et l’Amour au cœur ouvert. Deux
allégories sous influence visuelle dans les manuscrits de
Guillaume de Machaut », dans Ch. Heck (dir.), L’Allégorie
dans l’art du Moyen Age. Formes et fonctions.
Héritages, créations, mutations,
Turnhout, Brepols, 2011, pp. 273-287, part. p. 282 pour sa
représentation dans Pm. Malgré les nombreuses
représentations de cette allégorie à
la Renaissance, féminisées et
accompagnées d’allusions récurrentes
à des sources antiques, nous n’avons pas encore
identifié ces dernières, à supposer
qu’elles existent.
[32]
L’ambivalence du genre qui caractérise encore le
mot « amour » en ancien
français l’emporte sur la connaissance du texte.