Une « réplique
exacte » ?
Les reprises infidèles dans le cycle iconographique
« américain » de
Guillaume de Machaut
(New York, Pierpont Morgan Library, M 396)
- Julia Drobinsky
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Les malentendus se multiplient lorsqu’il s’agit de reproduire des séries entières dont le sens est déterminé par l’identité des figures. Des facteurs de brouillage se sont ainsi glissés dans la séquence de la Fontaine Amoureuse, inspirée du mythe ovidien de Céyx et Alcyone [33]. Dans les deux manuscrits, cette séquence qui compte à chaque fois six images [34] fonctionne comme une chaîne de relais énonciatifs : un locuteur A s’adresse à un destinataire B qui s’en va tenir un discours auprès d’un personnage C. Dans le manuscrit A, les miniatures représentent successivement Alcyone, inquiète du sort de son époux parti en mer, en prières devant la déesse Vénus ; puis Vénus donnant ses ordres à la messagère Iris qui plane au-dessus d’elle, avant de transmettre le message vénérien à Hypnos, le dieu du Sommeil. La composition de ces deux dernières scènes est très proche (figs. 11 et 12 ) : Iris surplombe à chaque fois une figure alitée portant couronne, signe à la fois distinctif et polyvalent des rois et des dieux. Les deux images se démarquent cependant l’une de l’autre par des indices aussi minces qu’utiles : le cadre de la scène est un simple mur crénelé d’abord, une tour coincée entre deux versants montagneux ensuite ; l’identité des divinités est suggérée pour Vénus par des yeux ouverts et des cheveux ondoyants ; pour Hypnos par des yeux fermés et des cheveux courts. La répétition d’une scène similaire, mais impliquant des personnages distincts qu’aucune gestuelle, aucun attribut ne singularise, risque de porter préjudice à la bonne compréhension de la chaîne. Un lecteur inattentif y verrait-il rien de plus qu’une recontextualisation de la scène dans un décor plus précis ? Il s’agit pourtant bien d’une étape nouvelle du récit. Cette erreur de lecture, l’illustrateur de Pm l’a commise. Loin d’accentuer les différences entre Vénus et Hypnos, il a au contraire fusionné les écarts, car c’est l’image d’une Vénus endormie qu’il a répétée, sans même se soucier d’implanter un décor (figs. 13 et 14 ). Ainsi le manque de signes discriminants forts dans le manuscrit source a-t-il conduit l’imitateur à produire un véritable doublet. On touche là aux dangers de la répétition-variation : lorsque la variation est minimale et le copiste distrait, les faux jumeaux deviennent vrais.
Au terme de la comparaison entre le programme iconographique du manuscrit Pm et celui du manuscrit A, son prédécesseur, une conclusion s’impose : si le premier n’est pas la « réplique exacte » d’un modèle préalable, il est le résultat d’un simple toilettage de surface. Stylistiquement attrayant pour un spectateur du XVe siècle, il n’atteint qu’à titre exceptionnel une meilleure adéquation à son référent textuel. Au contraire, la reprise machinale de situations mal comprises entraîne une évidente déperdition de sens. A trop répéter sans saisir les nuances, l’ymagier fait proliférer le même, ouvrant paradoxalement le champ à l’altérité comme à l’altération. L’image répétée devient étrangère au texte.
[33]
Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse,
texte établi, traduit et présenté par
J. Cerquiglini-Toulet, Paris, Stock, « Moyen
Age », 1993, v. 539-698. Nous analysons le texte et
l’iconographie de cette séquence dans
« Eros, Hypnos et Thanatos, ou les
stratégies de mise à distance de la mort dans la Fontaine
Amoureuse de Guillaume de Machaut », dans
E. Doudet (dir.), La mort écrite. Rites et
rhétoriques du trépas au Moyen Âge,
Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne,
2005, pp. 71-83.
[34]
La séquence se déroule aux f° 157v-158v
dans A et aux f° 104-105v dans Pm.