Une « réplique
exacte » ?
Les reprises infidèles dans le cycle iconographique
« américain » de
Guillaume de Machaut
(New York, Pierpont Morgan Library, M 396)
- Julia Drobinsky
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Fig. 11. Anonyme,
« Iris devant Junon », v. 1370
Fig. 13. Anonyme,
« Iris devant Junon », v. 1425-30
Les
malentendus se multiplient lorsqu’il s’agit de
reproduire des séries entières dont le sens est
déterminé par l’identité des
figures. Des facteurs de brouillage se sont ainsi glissés
dans la séquence de la Fontaine Amoureuse,
inspirée du mythe ovidien de Céyx et
Alcyone [33].
Dans les deux manuscrits, cette séquence qui compte
à chaque fois six images [34] fonctionne
comme une
chaîne de relais énonciatifs : un
locuteur A s’adresse à un destinataire B qui
s’en va tenir un discours auprès d’un
personnage C. Dans le manuscrit A, les miniatures
représentent successivement Alcyone, inquiète du
sort de son époux parti en mer, en prières devant
la déesse Vénus ; puis Vénus
donnant ses ordres à la messagère Iris qui plane
au-dessus d’elle, avant de transmettre le message
vénérien à Hypnos, le dieu du Sommeil.
La composition de ces deux dernières scènes est
très proche (figs.
11 et 12 ) : Iris surplombe à
chaque fois une figure alitée portant couronne, signe à la
fois distinctif et polyvalent des rois et des dieux. Les deux
images se démarquent cependant l’une de
l’autre par des indices aussi minces
qu’utiles : le cadre de la scène est un
simple mur crénelé d’abord, une tour
coincée entre deux versants montagneux ensuite ;
l’identité des divinités est
suggérée pour Vénus par des yeux
ouverts et des cheveux ondoyants ; pour Hypnos par des yeux
fermés et des cheveux courts. La
répétition d’une scène
similaire, mais impliquant des personnages distincts
qu’aucune gestuelle, aucun attribut ne singularise, risque de
porter préjudice à la bonne
compréhension de la chaîne. Un lecteur inattentif
y verrait-il rien de plus qu’une recontextualisation de la
scène dans un décor plus
précis ? Il s’agit pourtant bien
d’une étape nouvelle du récit. Cette
erreur de lecture, l’illustrateur de Pm l’a
commise. Loin d’accentuer les différences entre
Vénus et Hypnos, il a au contraire fusionné les
écarts, car c’est l’image
d’une Vénus endormie qu’il a
répétée, sans même se
soucier d’implanter un décor (figs. 13
et 14
).
Ainsi le manque de signes discriminants forts dans le manuscrit source a-t-il
conduit l’imitateur à produire un
véritable doublet. On touche là aux dangers de la
répétition-variation : lorsque la
variation est minimale et le copiste distrait, les faux jumeaux
deviennent vrais.
Au terme de la comparaison entre le programme iconographique du manuscrit Pm et celui du manuscrit A, son prédécesseur, une conclusion s’impose : si le premier n’est pas la « réplique exacte » d’un modèle préalable, il est le résultat d’un simple toilettage de surface. Stylistiquement attrayant pour un spectateur du XVe siècle, il n’atteint qu’à titre exceptionnel une meilleure adéquation à son référent textuel. Au contraire, la reprise machinale de situations mal comprises entraîne une évidente déperdition de sens. A trop répéter sans saisir les nuances, l’ymagier fait proliférer le même, ouvrant paradoxalement le champ à l’altérité comme à l’altération. L’image répétée devient étrangère au texte.
[33]
Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse,
texte établi, traduit et présenté par
J. Cerquiglini-Toulet, Paris, Stock, « Moyen
Age », 1993, v. 539-698. Nous analysons le texte et
l’iconographie de cette séquence dans
« Eros, Hypnos et Thanatos, ou les
stratégies de mise à distance de la mort dans la Fontaine
Amoureuse de Guillaume de Machaut », dans
E. Doudet (dir.), La mort écrite. Rites et
rhétoriques du trépas au Moyen Âge,
Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne,
2005, pp. 71-83.
[34]
La séquence se déroule aux f° 157v-158v
dans A et aux f° 104-105v dans Pm.