L’impact des légendes versifiées sur l’histoire
de la bande dessinée espagnole (1900-1970) :
parcours à travers les histoires en images des
magazines espagnols pour enfants

- Eva Van de Wiele
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Fig. 6. Anonyme, « Los niños
traviesos
», 1921

Fig. 7. Pinocho, n° 18, 1925

Fig. 8. Raf, « No le sentaba muy bien
el otoño a Don Senén
», 1982

La première de couverture de Pulgarcito (fig. 6) témoigne d’une réminiscence médiatique des aleluyas, dans la mesure où les légendes de cette planche de bande dessinée présentent de simples pareados, de deux vers octosyllabiques (arte menor) qui riment. Ce n’est sans doute pas un hasard si la rédaction du magazine développa, en 1921, une éphémère publication indépendante intitulée Aleluyas de Pulgarcito [58].

Même un magazine des années 1920 tel que Pinocho, qui traduisait principalement des Sunday pages américaines en conservant leurs bulles, s’inscrivit dans la tradition des aleluyas et de leurs vers rimés. La série d’aleluyas réalisée par López Rubio (mettant en scène les héros Don Pirulí et Don Polipasto), qui paraissaient régulièrement, remportèrent un tel succès que la rédaction du magazine ajouta des distiques rimés aux planches de bande dessinée du héros vedette de Pinocho, qui n’était autre que le garçon-marionnette de Collodi, et qui avait les honneurs de la première de couverture (à partir du numéro 22 du 19 juillet 1925, fig. 7). Visant manifestement à « enseñar deleitando » [instruire en divertissant], ces légendes continuaient à porter toute la narration et appliquaient l’idéal bourgeois d’éduquer les enfants, par la bande dessinée, grâce à des textes moraux. La disposition des rimes reprend la métrique populaire des coplas, composée de quatre vers d’octosyllabes en rimes suivies (AABB). Remarquons, en outre, que ces légendes sont manuscrites, ce qui, à côté du style naïf du dessin, nous donne un indice supplémentaire que le lecteur idéal visé par la série de bande dessinée était un ou une jeune enfant.

 

Les réminiscences des aleluyas dans les magazines espagnols de la seconde moitié du XXe siècle

 

La déferlante de bandes dessinées américaines à bulles, dans l’Espagne des années 1930, n’empêcha pas les éditeurs de continuer à utiliser des légendes versifiées. Marco, un éditeur de magazines de bandes dessinées pour enfants, publiait toujours des distiques dans certaines rubriques de l’almanaque [59] de 1947 : l’une d’entre elles saluait les lecteurs et présentait le contenu de la publication, tandis qu’une autre page versifiée était consacrée aux saisons. Remarquons que le titre rimé d’une planche de bande dessinée à bulles, parue dans le même almanach, trahissait lui aussi le souvenir médiatique des légendes versifiées : « Cebollita y Rabanito, con su auto chiquitito » [Cebollita et Rabanito, avec leur micro auto].

De fait, l’usage des titres rimés s’institua en tradition sur le long terme. Par exemple, la maison d’édition Bruguera continua à exploiter leur effet comique pour intituler des séries humoristiques telles que « El repórter Tribulete, que en todas partes se mete » [Le reporter Tribulete, qui se mêle de tout], « Pascual, criado leal » [Pascal, serviteur loyal], « El caballero Simón, pequeño pero matón » [Le chevalier Simon, petit mais costaud], « Rigoberto Picaporte, solterón de mucho porte » [Rigoberto Picaporte, un célibataire de grande classe], ou encore « Mortadelo y Filemón, agencia de información » [Mortadel et Filémon, agence d’information]. L’auteur de la dernière série, Francisco Ibáñez, cultiva l’effet comique des rimes dans presque toutes ses œuvres.

Les tebeos espagnols n’abandonnèrent donc pas complètement les images légendées, pas même lorsque l’emploi de la bulle s’imposa. Ils maintinrent cet usage ancien jusqu’aux années 1970 et 1980, dans certains magazines. Des auteurs de bande dessinée qui travaillaient pour la maison d’édition barcelonaise Bruguera, tels que Raf (fig. 8) ou bien Manuel Vázquez, dans ses « Vidas ejemplares » [Vies exemplaires] pour le magazine DDT [60], perpétuèrent un emploi ironique et parodique des légendes versifiées. Leur nature extradiégétique apportait un contrepoint au récit graphique, par contraste avec des éléments « transdiégétiques » tels que les lignes de mouvement, les onomatopées ou les bulles. Je considère cette survivance des légendes versifiées comme une forme de « réminiscences médiatiques » [media memories]. Selon Maaheen Ahmed, ces traces d’un média dans un autre prennent la forme « de tropes, de styles et d’images qui passent de médias en médias, en s’adaptant à chacun de leur nouvel environnement. Ce sont des images et procédés chargés de sens, qui persistent sous diverses formes à travers les médias » [61]. Les auteurs de bande dessinée contemporains poursuivent leurs expérimentations en usant de procédés traditionnels, se souvenant donc de leurs prédécesseurs qui ont fait l’histoire de leur média artistique. Cette mémoire propre au média révèle la persistance de certaines images et de certains tropes, à travers le temps et les médias, non seulement dans le chef des créateurs, mais aussi dans l’esprit des lecteurs de bande dessinée nostalgiques.

Dans l’exemple précédent (fig. 8), non seulement les légendes mais aussi le bandeau-titre de la planche riment, comme c’était le cas dans les années 1920 et 1930, par exemple dans la série « Don Pirulín » de Pinocho. Ces vers rimés qui appartenaient à l’histoire de la bande dessinée espagnole faisaient de la résistance, même s’ils devaient sembler anachroniques. Leur publication fut apparemment tolérée par les éditeurs jusqu’aux années 1970. Comme cet article a tenté de le démontrer, le pareado aleluyístico a constitué une réminiscence médiatique puissante, avec laquelle les auteurs de bande dessinée espagnols du XXe siècle ont dû composer. Ils s’y sont confrontés de différentes manières, à commencer par une approche conservatrice, consistant à maintenir la tradition, mais en allant jusqu’à détourner parodiquement les légendes versifiées, dans un but humoristique.

Cet article a esquissé une histoire nationale de l’évolution des légendes dans les magazines de bande dessinée pour enfants les plus populaires d’Espagne, au cours de la première moitié du XXe siècle. Il a principalement fait valoir que les légendes d’images en vers rimés, héritées des aleluyas précurseurs de la bande dessinée espagnole, se sont perpétuées longtemps, sous la forme d’une réminiscence médiatique. Les rimes rappelaient aux lecteurs adultes de la seconde moitié du siècle les lectures humoristiques de leur enfance. A cette époque, le cas de l’Espagne n’était pas isolé. La plupart des magazines de bandes dessinées pour enfants, en Europe, utilisèrent des légendes, et certains d’entre eux préférèrent les vers rimés. De tels exemples invitent les spécialistes de la bande dessinée à s’intéresser aux légendes versifiées en adoptant une perspective transnationale. Ce point de vue élargi, selon Anne Magnussen, permettrait de rendre compte de la manière dont les imprimés, les artistes et les formats ont existé et circulé à travers le monde [62]. Au terme de cet article, j’espère avoir pointé des coïncidences transnationales, et avoir interagi avec les autres contributions de ce numéro spécial.

 

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[58] Voir quelques exemples sur Tebeofera.com (en ligne. Consultée le 12 septembre 2021).
[59] Les almanaques étaient des suppléments de Noël plus richement illustrés que les magazines ordinaires. Le nom fait référence aux almanachs illustrés, ces publications annuelles qui suivent le calendrier. Les pages des almanaques accompagnaient les enfants lecteurs tout au long de l’année, en leur inculquant la notion du temps. Pour en découvrir l’histoire, voir « Les suppléments de noël en été » (en ligne. Consultée le 20 septembre 2021).
[60] En ligne. Consultée le 12 septembre 2021.
[61] Maaheen Ahmed, « Children in Graphic Novels », art. cit., p. 129.
[62] Anne Magnussen (dir.), Spanish Comics, Op. cit., pp. 1-3.