Les légendes versifiées : les aleluyas espagnols parmi d’autres expériences européennes
Avant d’expliquer comment et pourquoi les légendes ont été pendant longtemps la norme dans la bande dessinée espagnole pour enfants, il faut resituer cette production artistique au sein du patrimoine de la bande dessinée enfantine en Europe, pour établir d’éventuels liens avec des productions similaires qui comporteraient des légendes (versifiées) à l’étranger.
Si l’utilisation de légendes en prose a été étudiée dans plusieurs cultures européennes [19], l’usage, pourtant répandu, de légendes versifiées reste méconnu. D’un côté, leur emploi dans la bande dessinée pour enfants pouvait répondre à une nécessité didactique, à relier au constat, posé par Catalina Millán Scheiding [20], que les comptines constituèrent l’un des premiers types d’imprimés dans l’histoire de la littérature pour la jeunesse. Annie Renonciat identifie le même souci pédagogique à l’origine de la séparation des textes et des images, supposée faciliter la lecture des histoires en images, conçue comme une activité de divertissement [21]. La rime, la répétition et l’accumulation aidaient les enfants à anticiper et à retenir des informations et des connaissances, elles leur transmettaient un bagage linguistique et développaient leurs compétences de lecture et d’écriture. Cette conception ancienne a été partiellement validée par la recherche sur l’acquisition du langage : les rimes aident effectivement à développer les capacités phonologiques des enfants pendant les premiers stades de l’alphabétisation, contribuant ainsi à leur apprentissage ultérieur de la lecture [22]. La répétition favorisait chez l’enfant la compréhension sémantique, ainsi que le discernement des phonèmes. Sur le plan sémantique, les poèmes font référence à des objets et actions précis, susceptibles d’« activer » une rime qui permet à l’enfant de retenir une formule. Les séquences formulaires, qui sous-tendent également beaucoup d’interactions entre les adultes, peuvent être facilement acquises et reproduites, tout en étant incorporées à l’idéologie véhiculée par le langage lui-même [23]. L’exploitation didactique de la rime ne fut donc pas fortuite, que ce soit dans l’éducation religieuse (traductions versifiées de la Bible ou de catéchismes) ou dans l’instruction littéraire (comptines et abécédaires) [24]. En même temps, les rimes répétitives aidaient les enfants à se souvenir et à intégrer, plus efficacement et plus simplement, des valeurs morales. Le texte était, en principe, le vecteur principal du contenu narratif et, au contraire des bulles ou des images, il était considéré comme un outil d’éducation morale. Par conséquent, en raison des ambitions didactiques qui leur étaient assignées, les légendes (désignées par les termes espagnols didascalia, cartucho, cartela) contiennent rarement un texte dialogué ou des pensées de personnages, elles comprennent plutôt un commentaire des scènes représentées, exprimé par un narrateur extradiégétique omniscient. Cette voix-over, même si elle reste « la plupart du temps développable » [25], constitue une forme de « lecture accompagnée » [26] de la bande dessinée. Des parents ou des grands frères et sœurs peuvent avoir lu ces phrases à haute voix, dans le but (in)conscient d’inculquer certaines pensées ou certains comportements aux plus jeunes. En dépit de ce poids moral, l’humour verbal et les traits d’esprit des légendes pouvaient également souligner le comique des scènes et permettre ainsi aux membres de la famille de rire ensemble. De cette façon, ces lectures fédéraient la famille nucléaire, comme l’a montré Lara Saguisag, qui considère Buster Brown comme un « divertissement familial » [27].
D’un autre côté, les bandes dessinées pour la jeunesse s’appuyaient sur l’histoire du neuvième art. Si l’on s’accorde à considérer William Hogarth et Thomas Rowlandson comme des précurseurs du média, on peut remarquer dans leurs œuvres une prédilection pour les légendes versifiées. Les gravures d’Hogarth comportaient des distiques rimés, tandis que des imprimés populaires britanniques plus anciens contenaient de longues ballades. Quant à Rowlandson, il créa des séries d’estampes en collaboration avec des poètes. La versification peut être également reliée aux débuts de la bande dessinée, si on y rattache les livrets de colportage appelés chapbooks, diffusés depuis la Grande-Bretagne à travers l’Europe et en Amérique [28], qui alternaient, au début du XIXe siècle, des illustrations et des blocs de texte. Parmi d’autres chercheurs, David Kunzle, Nico Boerma et Manuel Barrero, dans leurs travaux fondateurs [29], ont confirmé la présence de vers dans l’imagerie populaire britannique, néerlandaise/flamande et espagnole, avant la fin du XVIIIe siècle. En effet, dans cette forme d’« histoire en images », les légendes versifiées constituaient un phénomène européen largement répandu (les vers de mirliton accompagnant les images de Wilhelm Busch, à partir des années 1860, n’en sont qu’un exemple parmi d’autres). En outre, le phénomène ne se limitait pas aux caricatures, des imprimés comme des cartes à jouer ou des images pieuses [30] tendaient à confiner le texte dans l’espace des légendes, tandis que les images se multipliaient, grignotant un espace jusque-là dévolu au texte [31].
Un type d’imprimés liés à ces images destinées au jeu ou à la dévotion, important pour l’histoire de la bande dessinée espagnole et particulièrement intéressant pour le présent article, fut celui des aleluyas (appelés aussi caricaturas et aucas). La première édition du dictionnaire de l’Académie royale espagnole attesta, vers 1725-1739, cet usage du terme. A l’origine, les aleluyas étaient des feuilles volantes diffusées auprès des fidèles, lors des processions de la Résurrection ou de la Fête-Dieu, dans les célébrations religieuses du XVIe siècle [32]. Avec le temps, l’usage du mot aleluya se popularisa et son sens s’élargit, pour désigner une série de vignettes accompagnées de légendes qui les décrivent ou qui les racontent [33]. Nombre d’entre elles furent importées en Espagne, depuis la France ou l’Angleterre [34]. Cependant, par contraste avec les images populaires pieuses ou sentimentales qui ne contenaient qu’une ou deux vignettes, le pliego de aleluyas en contenait bien davantage. Les feuilles volantes populaires, françaises (comme les images d’Epinal) et allemandes, généralement en couleurs, comportaient douze à seize vignettes avec des légendes en prose et une typographie claire, qui en facilitaient la lecture. Par contraste, les aleluyas espagnols comprenaient un grand nombre de scènes en noir et blanc (quarante-huit minuscules vignettes, réparties en huit bandes de six cases), imprimées sur une seule face d’une feuille de papier coloré [35], de mauvaise qualité, avec un format de 42 × 30,5 cm. Abordant au départ exclusivement des sujets religieux, les aleluyas racontaient un événement (historique, social ou politique) particulier, une biographie ou une vie de saint [36], mais des versions profanes parurent, par la suite, mettant en scène des soldats, des animaux ou des personnages littéraires (Don Quichotte, Gil Blas de Santillane, Robinson, Gulliver). Elles pouvaient encore raconter des histoires sentimentales, comme dresser un inventaire des jeux d’enfants (voir la planche Les Jeux innocents produite chez Haguenthal, à Pont-à-Mousson, ou Los Juegos de la infancia, chez Hernando à Madrid), voire constituer en eux-mêmes des activités ludiques. Certaines planches étaient elles-mêmes des objets pour jouer, représentant des jeux de cartes (fig. 3), des loteries ou d’autres images à découper. A partir des années 1840, presque tous ces contenus furent légendés par des vers rimés, formant soit des distiques, soit des tercets [37]. L’une des conséquences fut que, par habitude, le mot aleluya devint un synonyme des distiques, ces paires de vers aux rimes faciles, qui légendaient les vignettes des aleluyas. Ces vers constituant un pareado aleluyístico apparaissaient en toutes petites lettres, qui en entravaient presque la lecture [38], néanmoins la rime accrocheuse du distique d’octosyllabes était facile à retenir [39].
En tant que textes destinés à un lectorat varié (d’enfants et d’adultes, semi-analphabètes ou illettrés), dans l’Espagne rurale de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, ne connaissant ni instruction primaire généralisée, ni livres bon marché, ni bibliothèques publiques, les aleluyas eurent une importance non négligeable. Comme d’autres imageries populaires européennes, et sous l’influence des idées pédagogiques de Rousseau et de Pestalozzi, ces imprimés commencèrent à viser le public des enfants, qui n’avait eu accès, jusqu’au XIXe siècle, qu’à la littérature orale. En outre, comme ils abordaient notamment les genres du conte merveilleux, des romances, des retahílas (séries d’images sur un thème),des sonsonetes, des devinettes et des chansons [40], ces imprimés pouvaient être utilisés par les enfants pour jouer. Tandis que les éditeurs s’apercevaient du potentiel récréatif des aleluyas, ils s’investirent progressivement dans l’initiation des enfants aux formes élémentaires de la lecture, grâce à l’image ou à des textes simples et schématiques. Leurs productions s’adressèrent donc, de plus en plus, à cet enfant qu’ils semblaient avoir récemment découvert, avec des titres tels que « Le jeu de cartes des enfants » (fig. 3), « La loterie des enfants » ou « La roulette pour les enfants » [41].
[19] Voir, pour le domaine francophone : Benoît Glaude, La Bande dialoguée. Une histoire des dialogues de bande dessinée (1830-1960), Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2019.
[20] Voir Catalina Millán Scheiding, « Nursery rhymes: pieces of the children’s literature puzzle in translation », The ESSE Messenger, vol. 25, n° 1, 2016, pp. 81-161.
[21] Annie Renonciat, « Les imagiers européens de l’enfance », art. cit., p. 45. Renonciat énumère d’autres raisons : le poids qu’avait la tradition littéraire en Europe, une prépondérance du texte sur l’image (en termes de hiérarchies culturelles), l’ambition de donner de la noblesse au dessin (perceptible notamment chez Antonio Rubino), un attachement conservateur aux formules de l’imagerie, la volonté de se différencier de la culture américaine, et de s’assurer l’approbation de la clientèle des parents.
[22] Linda Gibson Geller, « Children’s Rhymes and Literacy Learning: Making Connections », Language Arts, vol. 60, n° 2, 1983, pp. 184-93 ; Morag Maclean et al., « Rhymes, Nursery Rhymes, and Reading in Early Childhood », Merrill-Palmer Quarterly, vol. 33, n° 3, 1987, pp. 255-281.
[23] Peter Hollindale, Ideology & the Children’s Book, Stroud, Thimble Press, 1991, p. 7 ; John Stephens, Language and Ideology in Children’s Fiction, Londres, Longman, 2003, p. 99.
[24] De nombreux exemples de « recitados », textes en rimes, étaient publiés dans les livres de lecture destinés aux enfants espagnols. Pour un exemple numérisé, voir Filemón Blázquez Castro, Ternura, Cádiz, La Gaditana, p. 8 (en ligne. Consulté le 12 décembre 2021).
[25] Je développe cette idée à partir de la définition de cartela, dans le Diccionario terminológico de la historieta (voir Manuel Barrero, Diccionario terminológico de la historieta, Séville, Association Cultural Tebeosfera, 2015, p. 60).
[26] Je fais référence à la conception développée par Joe Sutliff Sanders, de la façon dont des adultes, ou des enfants plus âgés, lisent des albums à des (plus jeunes) enfants, accompagnant [chaperoning] les mots, de sorte qu’ils contrôlent la lecture de l’enfant, sa compréhension et ses émotions (voir Joe Sutliff Sanders, « Chaperoning Words : Meaning-Making in Comics and Picture Books », Children’s Literature, vol. 41, n° 1, 2013, pp. 57-90).
[27] Lara Saguisag, Incorrigibles and Innocents: Constructing Childhood and Citizenship in Progressive Era Comics, New Brunswick, Rutgers University Press, 2019, p. 84.
[28] Frank Bramlett, Roy T. Cook et Aaron Meskin (dir.), The Routledge Companion to Comics, New York, Routledge, 2016, pp. 44-45.
[29] David Kunzle, The History of the Comic Strip, vol. 2 : « The Nineteenth Century », Berkeley, University of California Press, 1990 ; Nico Boerma, Aernout Borms, Alfons Thijs et Jo Thijssen, Kinderprenten, volksprenten, centsprenten, schoolprenten. Populaire grafiek in de Nederlanden 1650-1950, Nimègue, Vantilt, 2014 ; Manuel Barrero, « Orígenes de la historieta española, 1857-1906 », Arbor, vol. 187, n° extra 2, 2011, pp. 15-42.
[30] Patricia Mainardi, “From Popular Prints to Comics”, Nineteenth-Century Art Worldwide, vol. 10, n° 1, 2011, (en ligne. Consultée le 10 juin 2021).
[31] Patricia Mainardi, Another World: Nineteenth-Century Illustrated Print Culture, New Haven, Yale University Press, 2017, p. 176.
[32] Pedro C. Cerrillo et Jesús María Martínez González (dir.), Aleluyas: Juegos y Literatura Infantil En Los Pliegos de Aleluyas Españoles y Europeos Del Siglo XIX, Cuenca, Ediciones de la Universidad de Castilla-La Mancha, 2012, p. 15.
[33] Voir Antonio Martín, « La Historieta Española de 1900 a 1951 », Arbor, vol. 187, n° extra 2, 2011, pp. 63-128.
[34] Manuel Barrero, « Orígenes de la historieta española, 1857-1906 », art. cit., p. 20.
[35] Selon Antonio Martín, le choix du papier coloré résultait d’une stratégie de marketing, visant les enfants, au XIXe siècle (voir Antonio Martín, « La Historieta Española de 1900 a 1951 », art. cit.).
[36] Celles-ci étaient parfois désignées sous le nom de vidas.
[37] Collin McKinney et David F. Richter (dir.), Spanish Graphic Narratives, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2020, p. 5.
[38] Pedro C. Cerrillo et Jesús María Martínez González (dir.), Aleluyas, Op. cit., p. 36.
[39] Voir Antonio Martín, « La Historieta Española de 1900 a 1951 », art. cit.
[40] Pedro C. Cerrillo et Jesús María Martínez González (dir.), Aleluyas, Op. cit., p. 50.
[41] Voir Antonio Martín, « La Historieta Española de 1900 a 1951 », art. cit.