Territoires de Chine. Des sinogrammes
dans deux bandes dessinées franco-belges

- Pierre-Olivier Douphis
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Fig. 10. Greg, Franquin et Jidéhem, Le Prisonnier du
Bouddha
, 1960

Franquin a par ailleurs quelquefois intégré des onomatopées transcrites en lettres latines dans les bulles aux (pseudo-)hànzì, afin d’indiquer ce à quoi les personnages font référence. C’est notamment le cas du « vllbbzzzz » du G. A. G., que répètent les soldats de la patrouille (p. 32, c. 2) puis les deux civils délateurs (p. 35, c. 1-2). Nous remarquons d’ailleurs qu’il a écrit les caractères latins dans deux sens différents conjointement aux sinogrammes. Dans la case de la page 32, ils sont « à l’occidentale », c’est-à-dire horizontalement, de gauche à droite. Alors que dans les deux de la page 35, ils sont « à la chinoise », verticalement, les uns au-dessus des autres, afin de correspondre à la verticalité des signes chinois [44].

Cependant, même si elles mélangent des onomatopées en caractères latins à des (pseudo-)caractères chinois, ces bulles n’annoncent pas un dialogue entre l’Orient et l’Occident. Bien au contraire. Juxtaposés aux (pseudo-)sinogrammes, ces lettres latines retranscrivent seulement un son, « vllbbzzzz », quasiment imprononçable, presque le babil d’un nourrisson – auquel s’ajoute le « hop hop » que le paysan répète après Fantasio (dans les deux bulles de la page 35) –, quelque chose de primitif qui n’a pas plus de valeur sémantique que les hànzì qui les accompagnent.

Par ailleurs, la valeur sémantique du discours des personnages occidentaux, et notamment l’opiniâtreté de Spirou depuis leur arrivée dans le pays, s’érode face aux injonctions et interjections autant en français qu’en (pseudo-)sinogrammes des militaires pour s’abîmer dans le doute et/ou devenir des messages rapides énoncés dans la précipitation. La confrontation qui s’instaure alors entre les antagonistes déteint jusque dans les bulles : celles en (pseudo-)chinois s’opposent à celles en lettres latines. Cette double confrontation est particulièrement visible dans trois cases qui scandent les premiers moments de la difficile retraite vers Hoïnk-Oïnk (p. 47, c. 1 et p. 48, c. 4 et 5, fig. 10). Des soldats menaçants débouchent à chaque fois d’un couloir et, accompagnés de leurs bulles aux (pseudo-)hànzì, ils bloquent le passage des fuyards. La seconde case est d’ailleurs pleine de suspens car seules deux bulles sinographiées y apparaissent et annoncent l’arrivée des militaires.

Dans cette confrontation, les bulles aux (pseudo-)sinogrammes sont associées à des actes malveillants envers Spirou et Fantasio, que ce soit la dénonciation des deux civils ou l’agressivité armée des militaires – dont la puissance de feu va crescendo : pistolets et mitraillettes tout d’abord, puis chars d’assaut et avions de chasse –, quand les deux héros, eux, ont délaissé au pied de la falaise l’unique fusil que Fantasio portait depuis leur débarquement (p. 37, c. 8). De toute évidence, Franquin réserve les hànzì au langage de l’oppression totalitaire. Pour lui, les puissances contradictoires ne peuvent s’exprimer que dans une langue illisible [45]. Une idée que l’on retrouve dans certaines bulles francophones comprenant des jurons transcrits en « signes cabalistiques » [46] ressemblant à des sinogrammes (p. 4, c. 4 et p. 38, c. 4, par exemple). Ces signes servent avant tout à contourner la loi française de juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. De par leurs gros traits noirs et martiaux, ils expriment aussi quelque chose de fort et violent, les insultes les plus inavouées. Ces pseudo-hànzì franquiniens sont eux aussi des êtres et sont enrôlés de force du côté des militaires.

Soldats armés et bulles s’interposent donc graphiquement et sémantiquement à la progression des héros. Cependant, malgré l’avantage numérique de leurs adversaires, la supériorité de Spirou et Fantasio est exprimée par la quantité et la superficie de leurs bulles, plus importantes que celles des militaires. Et si, dans la première case de la page 47, les deux petites bulles aux (pseudo-)sinogrammes chevauchent partiellement celle de Spirou, comme dans une tentative de la recouvrir, plus tard, elles ont tendance à s’éloigner les unes des autres. Ce qui tendrait à signifier la réussite de l’entreprise de Spirou et Fantasio qui, non seulement, sortiront de la base, mais s’en éloigneront avec succès jusqu’à la frontière avec Hoïnk-Oïnk.

Les deux albums proposent donc deux points de vue divergents sur la Chine. Points de vue qui correspondent à l’actualité de leur création : le désir encore possible de l’avènement d’un pays démocratique dans Le Lotus bleu, l’écrasement de ce rêve sous la botte militaire dans Le Prisonnier du bouddha. Et cela détermine la façon dont les héros interviennent chacun à leur tour dans le pays. Tintin est invité par l’émissaire de Wang Jen-ghié et le policier lui indique comment entrer dans l’aire chinoise. Spirou et Fantasio font une incursion éclair, quasi militaire qu’ils organisent eux-mêmes.

Cependant, les auteurs se rejoignent dans la définition du territoire chinois sous la forme d’archipels imaginaires plus ou moins faciles d’accès. Franquin, Greg et Jidéhem évitent de lui donner un nom, Hergé le nomme Chine. Les hànzì quant à eux, affirment l’existence de ce territoire morcelé, qu’il soit montré comme accueillant ou comme antipathique. Ils attestent d’ailleurs moins sa réalité géographique que culturelles, puisqu’ils évoquent un unique territoire auto-référent, un territoire sur lequel s’est développée une culture qui lui appartient en propre. La Chine historique est en effet le pays où les hànzì se voient dans la rue et où les habitants parlent chinois, qu’ils soient à la recherche de leur liberté ou embourbés dans la dictature du prolétariat. Toutefois, si chez Hergé et Tchang Tchong-jen, l’expression de cette continuité s’avère être une revendication visant la fin des impérialismes étrangers et la réunification du territoire chinois, elle semble signifier, chez Franquin, Greg et Jidéhem, l’acceptation de l’existence de la colonie britannique, zone de liberté opposée à l’espace militarisé du pays communiste.

De plus, dans les deux albums, les hànzì créent une tension dans leur juxtaposition aux textes en lettres latines. Une tension qui s’évacue de manière différente de part et d’autre : Tintin cherche à dialoguer avec les Chinois, tout en s’opposant aux autorités étrangères, Spirou et Fantasio se confrontent à celle en place dans le pays anonyme. L’échange culturel, opérant chez Hergé et Tchang Tchong-jen, est impossible trente ans plus tard. Et parce que Tintin s’accommode des hànzì qui l’entourent, ceux-ci finissent par ouvrir le territoire chinois afin que le reporter puisse aider ses alliés dans leur lutte. Dans Le Prisonnier du bouddha, au contraire, Spirou et Fantasio ignorent les sinogrammes et ceux-ci s’ajoutent à la force d’interposition lors de leur retraite vers Hoïnk-Oïnk.

Par la suite, au fil des bandes dessinées du XXe siècle, la représentation d’une Chine possiblement accueillante, si on sait l’aborder sans préjugés, s’est effacée derrière celle d’un pays belliqueux où les armes parlent à la place de la culture. Depuis la prise du pouvoir par Máo Zédōng et jusqu’à nos jours, la pérennité du système autoritaire chinois a justifié et justifie encore souvent l’image de l’Autre oriental, étranger incompréhensible et haineux, dont les sinogrammes accompagnent malheureusement les forfaits les plus méprisables.

 

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[44] Ce faisant, et les auteurs n’en ont certainement pas eu conscience, ils sont confrontés au même problème que les intellectuels chinois de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, lorsqu’il a été question d’intégrer des caractères latins dans les textes chinois, notamment dans la presse. Le choix a alors été fait de tout écrire horizontalement et de gauche à droite.
[45] Franquin reprendra cette idée avec la zorglangue dans Z comme Zorglub (1961) et L’Ombre du Z (1962).
[46] Bernard Toussaint, « Idéographie et bande dessinée », Communications, n° 24, 1976, p. 89 (en ligne. Consulté le 23 mars 2022).