Territoires de Chine. Des sinogrammes
dans deux bandes dessinées franco-belges

- Pierre-Olivier Douphis
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Fig. 7. Hergé, Le Lotus bleu, 1936

Les sinogrammes dans le décor

 

Les supports sinographiés sont nombreux dans le décor du Lotus bleu : enseignes de magasins, plaques de rue, rouleaux suspendus, affiches collées ou slogans peints sur les murs, publicités. Les premiers d’entre eux apparaissent juste après le débarquement de Tintin à Shànghǎi (pl. 12, c. 6, fig. 6 voir ici ; p. 5, c. 9). Un mystérieux homme, qui vient d’assister à l’arrivée du reporter, est assis dans un pousse-pousse tiré par un pauvre Chinois courant pieds nus sur le bitume détrempé. Méconnaissable, il scrute longuement une photo et dit : « Pas d’erreur… C’est bien lui !... ». A l’arrière, des sinogrammes sont écrits sur deux affiches. Celle de gauche présente dix caractères disposés en deux colonnes, « 有田千頃不如薄藝在身 », tandis que celle de droite, plus grande, montre trois hànzì, « 西門子 », juxtaposés à la représentation d’une ampoule [27]. Magnifique vignette qui annonce, en fin de planche, que la tâche du reporter sera ardue. Vignette qui exprime aussi l’ambiance de Shànghǎi dans les années 1930, où se télescopent, en arrière-plan, la tradition des sinogrammes et la modernité de l’électricité, ainsi qu’au premier plan, la pauvreté du Chinois et l’aisance du Japonais (le lecteur astucieux a en effet reconnu Mitsuhirato).

L’apparition de ces hànzì cause une évidente confusion dans l’esprit des lecteurs. Même si ceux-ci imaginent qu’ils ont un sens, ils restent embarrassés devant leur résistance à la lecture, comme des portes fermées contre lesquelles ils butent sans trouver la clef. Pour eux, ces caractères demeurent lettres mortes. Et, à cette confusion, s’ajoute celle qu’ils éprouvent en même temps que Tintin devant le labyrinthe oppressant de la Shànghǎi hergéenne, succession de murs-plans, rues-passages, portes de toutes sortes, dont la traversée n’est pas toujours autorisée. Le jeune reporter, d’ailleurs, commence par s’y perdre, à l’instar des voyageurs nouvellement arrivés dans une ville. Le nom des rues en chinois n’aidant pas à s’y retrouver. Dans les deux premiers strips de la planche 18 (deux derniers strips de la p. 8), il sort ainsi de chez Mitsuhirato et, abîmé dans ses pensées, il s’égare dans un quartier peu engageant, avant de s’arrêter devant un mur à la peinture écaillée sur lequel sont écrits six caractères : « 三民主義是救 » (un septième, « 國 », est hors champ. Pl. 18, c. 5, fig. 7 ; p. 8, c. 13).

Devant ces signes abscons, les lecteurs ont le choix entre deux attitudes. Soit ils n’y trouvent aucun intérêt et les délaissent à leur unique suggestion exotique. Dans ce cas, ils s’adjoignent aux personnages occidentaux de l’album qui préfèrent le confort de leur propre écriture, telle qu’elle se voit à l’intérieur de la concession internationale : l’European Palace (pl. 13 ; p. 5), l’Occidental Private Club (pl. 15 ; p. 7), le nom de Mitsuhirato sur la vitrine de son magasin (pl. 16-17 ; p. 8), le poste de police de Dawson (pl. 23), l’English Hospital (pl. 24 ; p. 11), le cinéma (pl. 66 ; p. 32), le bureau de Gibbons (pl. 71-72, p. 35), etc. Ils restent ainsi à l’extérieur du monde chinois. A l’inverse, ils peuvent suivre l’exemple de Tintin et s’ouvrir à l’altérité, tant celui-ci est capable d’intégrer la culture des autres et, ici, de s’accommoder des hànzì ; outrepasser l’exotisme, pour peut-être y trouver un intérêt esthétique, à tout le moins en reconnaître la qualité iconique. Dans ce cas, les lecteurs doivent accepter leur illisibilité et laisser leur regard passer à la case suivante. Car, comme l’écrit Pierre Fresnault-Deruelle, il faut se méfier de « la belle image » qui arrête la lecture [28]. C’est la raison pour laquelle, dans la vignette où le reporter s’immobilise parce qu’il est perdu, sa bulle aux lettres latines cache partiellement les caractères chinois. Ce « conflit de bienséance », pour reprendre l’expression de Thierry Groensteen [29], entre l’information linguistique de la bulle et celle, iconique, des hànzì illisibles, oblige le lecteur à ne pas se perdre dans la contemplation de l’image, ni dans le doute face aux caractères chinois. Le rôle de cette bulle est d’ailleurs primordial dans la narration. Première de la planche après quatre cases muettes, son contenu crée de la tension dramatique et pousse les lecteurs à poursuivre l’aventure.

Il est pourtant un cas où les hànzì permettent aux lecteurs de dépasser l’illisibilité des sinogrammes et résoudre une petite énigme, et ce, bien avant Tintin. Dans la ville de Hou-Kou, le jeune reporter est arrêté par les Dupondt (pl. 93-96 ; pp. 46-47) qui lui présentent le mandat d’arrêt à son nom ainsi que l’« ordre aux autorités chinoises de se mettre à la disposition du porteur de la présente », un document en chinois et en français visible deux pages auparavant (pl. 93, c. 5 ; p. 45, c. 3). A sa lecture, le commissaire de police éclate pourtant de rire, puis libère Tintin et fait éjecter manu militari les deux policiers européens. Les lecteurs peu attentifs doivent attendre l’explication de Tchang (pl. 96, c. 3-4 ; p. 47, c. 9-10). Les plus vigilants ont un début de réponse dès la première case de la planche 95 (p. 47), qui montre le commissaire tenant ostensiblement une feuille sur laquelle sont tracés quatorze sinogrammes qui ne sont pas ceux montrés précédemment. Hergé joue ainsi avec les hànzì illisibles et demande à son lectorat de ne pas relâcher son attention [30].

Les sinogrammes ont de plus un rôle graphique. Revenons pour le comprendre au mur devant lequel Tintin s’est arrêté (fig. 7). Représenté en perspective, il apparaît toutefois comme un écran face au spectateur. Un écran qui rétrécit l’espace (fictif) de l’image et rend celle-ci presque complètement plate. Ce n’est d’ailleurs pas un cas unique. Un grand nombre de vignettes de l’album sont aplaties de la même façon. Celles, du moins, qui ont la ville pour décor [31]. Et cette planéité est accentuée par la présence des sinogrammes, qui, étonnement, ne subissent pas la perspective de leur support. Cette planéité provoque alors plusieurs effets : elle participe à la confusion de la Shànghǎi labyrinthique ; elle interdit toute profondeur de champ et oblige le lecteur à continuer sa lecture ; enfin, associée aux bordures plus ou moins épaisses de leurs supports, elle singularise la présence de ces hànzì, qui sont comme des îles au milieu des surfaces indéterminées alentour, souvent le blanc de la page. Si bien que ces signes s’extraient de la diégèse et adviennent à la surface du papier. Ils sont des entités à part entière, comme le reconnaissent Paul Claudel : « le signe [chinois] est un être » [32], et, après lui, Victor Segalen : « les voici tous, les sphinx à la valeur unique. (…) ils n’expriment pas, ils signifient, ils sont » [33]. Les sinogrammes semblent ainsi mener une vie particulière, occulte aux Occidentaux. Ils jouent un rôle bien plus important que celui d’éléments décoratifs. Ce sont des temps forts, non dans l’aventure tintinesque, mais dans un autre récit sous-jacent, celui de la réalité chinoise, la lutte des habitants pour leur liberté. Car Tchang Tchong-jen leur donne généralement un sens politique. Beaucoup sont des slogans à l’instar de celui écrit sur le mur derrière Tintin (fig. 7) [34]. Ils affirment l’être du monde chinois dans sa sphère géographique propre.

 

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[27] Il s’agit d’une publicité pour les ampoules de la marque Siemens, xīménzi en pīnyīn, la transcription en lettres latines adoptée par le régime communiste. Il est à noter que, lors du remontage de l’album en 1946, Hergé a allongé la case et a ajouté la partie droite de l’affiche avec les mots « 電機廠 », récupérés de la case 7, pl. 81 (p. 40, c. 6).
[28] Pierre Fresnault-Deruelle, Hergé ou le secret de l’image. Essai sur l’univers graphique de Tintin, Bruxelles, éd. Moulinsart, 1999, p. 78.
[29] Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, t. 1, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 80.
[30] Hergé est habitué de ce genre d’énigmes adressées au lectorat du Petit vingtième. Dans le numéro du 9 août 1934, dans lequel sont publiées les deux premières planches de l’album, il leur est par exemple proposé de trouver la clé du message codé que Tintin reçoit sur son récepteur à ondes courtes (pl. 2, c. 2 ; p. 1, c. 8). M. Jam, « Les aventures de Tintin, le message mystérieux », Le Petit Vingtième, n° 32, 9 août 1934, p. 4 (en ligne. Consulté le 4 décembre 2021).
[31] Quand ce ne sont pas les murs qui bloquent la vue, la perspective des rues est quasiment toujours obstruée par un élément : la voiture des malfrats qui viennent de tirer sur Tintin (pl. 19, c. 2 voir ici ; p. 9, c. 3), les soldats japonais qui contrôlent la porte de la ville (pl. 49, c. 6 ; p. 24, c. 5 ou pl. 53, c. 6 ; p. 26, c. 1), le camion dans la benne duquel Tintin se retrouve projeté malgré lui (pl. 65, c. 6 ; p. 32, c. 10), etc.
[32] Paul Claudel, « Religion des signes », Connaissance de l’Est, Paris, Mercure de France, 1900, p. 49.
[33] Victor Segalen, « Briques et tuiles », Œuvres, t. I, Paris, Gallimard/NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », 2020, p. 876.
[34] L’inscription signifie en effet « les trois principes du peuple [édictés par Sun Yat-sen] sauveront le pays ».