« Ecrire comme un typographe »
Si remplacer un lettrage manuel par des caractères mécaniques pose une série de problèmes lors de traductions ou de rééditions, on aura vu que l’utilisation des caractères typographiques dans une œuvre originale implique une série de contraintes, d’avantages et d’inconvénients, et dont les usages dans différents mondes culturels de la bande dessinée restent encore largement à déchiffrer. Cela « marche » pour Barnaby parce que la police est complètement intégrée et contribue à définir le style du comic strip, jusqu’à devenir un trait idiosyncrasique de ce dernier. En l’occurrence, le choix du caractère typographique n’est pas venu après le dessin, cette police n’a pas été sélectionnée pour sa proximité avec une esthétique graphique déjà établie. Au contraire, les caractéristiques graphiques du Futura ont impliqué différents ajustements et choix graphiques qui visent à atténuer la dissonance entre les lettres imprimées et les figures dessinées. Le choix d’une typographie moderniste, fondée sur des principes de lisibilité, est non seulement en adéquation avec le projet narratif de Barnaby, mais il contribue directement à former le style de Crockett Johnson, à la fois dans la composition graphique du comic strip et dans l’écriture des dialogues.
L’utilisation d’un caractère mécanique offre un dernier avantage à Crockett Johnson. S’il écrivait « comme un typographe » et investissait l’espace qui lui était alloué dans les pages de PM de la meilleure manière, le succès grandissant de Barnaby encouragea l’éditeur Henry Holt à publier, en 1943 et 1944, deux recueils de ses strips dans des albums de petit format aux couvertures cartonnées (fig. 15). Alors que, à son pic de popularité, Barnaby ne parut « que » dans une cinquantaine de journaux, cette circulation plutôt faible a néanmoins agrégé un lectorat particulièrement fidèle que les livres amèneront à élargir et à populariser [41]. S’il y avait eu quelques rééditions de comic strips au format livresque (notamment chez Cupples & Leon, qui finit par y renoncer en 1934), la démarche restait rare, si ce n’est sous la forme de fascicules bon marché – avec le nouveau genre du comic book, une industriequi prit rapidement son indépendance du support du journal – ou bien du modèle plus proche de la compilation de cartoons et de dessins humoristiques. Le caractère inédit de cette version cartonnée de Barnaby est par ailleurs relevé par Coulton Waugh, dessinateur chez PM et un des premiers amateurs à écrire une histoire de la bande dessinée américaine, qui décrit ainsi ce passage au livre : « le strip aréussi à percer au format livre. Il s’agissait là de quelque chose de complètement différent du comic book ; on parle ici de vrais livres, avec deux cases par page disposées en quinconce, pour un effet tout à fait neuf et très beau » [42].
Pour ces ouvrages destinés à un grand public, Johnson redessine les premiers strips, afin d’uniformiser l’apparence des personnages, et contracte plusieurs épisodes pour accélérer un récit originellement lu jour après jour ; le texte, quant à lui, reste a priori inchangé. Johnson redistribue les cases pour en faire tenir quatrepar double page, dans un agencement en escalier, agrandissant la taille des images tout en permettant une mise en page aérée et géométrique. Le comic strip est re-segmenté en épisodes narratifs qui sont divisés en chapitres. Le dispositif du chapitrage, en bande dessinée souvent lié à des standards éditoriaux préexistants [43], est ici mobilisé a posteriori comme une manière de requalifier en partie le comic strip, comme le rappelle Waugh quand il décrit de « vrais livres », et comme l’indique la jaquette : « we persuaded Crocket Johnson to put his PM feature into a book, and it has turned out to be even more irresistible in a volume, complete with chapters and everything » [44]. Le dos de couverture rassemble également des jugements enthousiastes d’écrivains, de journalistes, de poètes : Louis Untermeyer, William Rose Benét (lauréat d’un prix Pulitzer en 1942), Norman Corwin (célèbre auteur de feuilletons radiophoniques), Ruth McKenney. Le paratexte insiste ainsi sur le format du livre, encore relevé dans une autre publicité de l’éditeur, où O’Malley, tenant en main le livre même, commente sa parution de « the greatest book since War & Peace » [45]. Le superlatif est à prendre avec un grain de sel quand on connaît le personnage. Il n’en demeure pas moins patent que le monde de la bande dessinée avait bien conscience de la résonance culturelle du livre, face au support éphémère du journal quotidien.
Manifestant son ancrage dans une constellation de genres humoristiques littéraires et journalistiques, l’ouvrage resitue néanmoins la bande dessinée dans un horizon littéraire intergénérationnel, anticipant – malgré toutes leurs différences – des tentatives ultérieures de « novelization », pour reprendre le terme choisi par Paul Williams pour désigner non pas les novellisations mais le phénomène de qualification de la bande dessinée en tant que forme romanesque dans les années 1970 [46]. Mais ce qui frappe avant tout dans les albums de Barnaby, à ce titre, c’est l’homogénéité graphique de l’ensemble du livre comme objet : le Futura utilisé, dans différentes variantes de graisses, pour l’intégralité du paratexte introduit une forte continuité visuelle entre les strips et le graphisme du livre en tant que tel. A un moment où la publication de bandes dessinées sur un support proche du roman restait extrêmement rare, la démarche ne manque pas d’impressionner. Il n’est peut-être pas étonnant que le strip de Crockett Johnson compte parmi ses fans des dessinateurs contemporains comme Chris Ware et Daniel Clowes, typographes et maquettistes autant que dessinateurs [47].
[41] Henry Holt & Co écoula le premier tirage de 10 000 exemplaires en seulement une semaine ; Philip Nel, Crockett Johnson, Op.cit., pp. 65-71.
[42] Coulton Waugh, The Comics, New York, Macmillan, 1947; réédition Jackson, University Press of Mississippi, 1991, p. 310.
[43] Voir Raphaël Baroni, « Le chapitrage dans le roman graphique américain et la bande dessinée européenne : une segmentation précaire », Cahiers de narratologie, n° 38, 2018 (en ligne. Consulté le 7 décembre 2021).
[44] Crockett Johnson, Barnaby, New York, Henry Holt & Co., 1942.
[45] Publicité reproduite dans Nel, « Afterword: Crockett Johnson and the Invention of Barnaby », dans Crockett Johnson, Barnaby, vol. 1, Op. cit., p. 297.
[46] Paul Williams, Dreaming the Graphic Novel: The Novelization of Comics, New Brunswick (NJ), Rutgers University Press, 2020.
[47] Le graphisme des rééditions de Barnaby par Fantagraphics Books est d’ailleurs pris en charge par Daniel Clowes, qui s’inspire directement des éditions en livres de Barnaby ; voir Benoît Crucifix, Drawing from the Archives : Comics Memory in the Graphic Novel, post 2000, thèse de doctorat, Université de Liège & UCLouvain, 2020, pp. 117-119.