Sans Serif Comic Strip.
Le style typographique de Barnaby

- Benoît Crucifix
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Fig. 1. C. Johnson, « Barnaby », 23 avril 1942

Fig. 2. Extraits de Pogo de W. Kelly

Fig. 3. Extrait de la fig. 1

Fig. 4. Couverture de New Masses, 1934

Fig. 5. Couverture de New Masses, 1936

Dans ce paysage conceptuel, le cas de Barnaby problématise autant qu’il semble vérifier ces hypothèses. Ce comic strip du dessinateur américain Crockett Johnson, publié entre 1942 et 1952, met en scène un petit garçon éponyme, et son parrain-fée, Mr. O’Malley, petit personnage empâté, chapeau vissé sur la tête, imperméable vert et ailes roses sur le dos, et dont la baguette magique n’est autre qu’un cigare (fig. 1) [14]. Destiné à un lectorat intergénérationnel, le strip explore avec humour le jeu entre imaginaire et réel dans une tradition de la bande dessinée déjà bien ancrée. Au niveau des dialogues, Barnaby utilise le dispositif médiatique de la bulle et de la « scène audiovisuelle sur le papier » alors institutionnalisé dans les journaux américains [15] ; mais ce strip quotidien se distingue par son usage culturellement marqué d’une fonte mécanique.

Si l’utilisation de caractères typographiques peut être normalisée dans certaines productions de bande dessinée – comme, par exemple, dans les petits formats des années 1960 et 1970 en Europe ou les webcomics des années 1990 et 2000 – la bande dessinée de presse quotidienne aux Etats-Unis faisait, à cette époque, avant tout usage du lettrage dessiné (parfois tracé par des assistants ou assistantes). C’est dans ce contexte éditorial que se démarque Barnaby. C’est d’ailleurs ce que note la spécialiste en typographie Beatrice Warde, advertising manager chez Monotype, dans un document peu connu, paru en 1961 dans la revue des arts graphiques The Penrose Annual. Elle y rend hommage à Walt Kelly, « dessinateur de conversation », pour son utilisation expressive de différentes typographies, toujours manuscrites mais souvent basées sur des caractères mécaniques existants, dans la caractérisation des personnages et de leurs voix (fig. 2) ; un exemple qui sera encore régulièrement convoqué [16]. Warde conclut par une série de questions utiles pour le typographe publicitaire qui s’intéresse à l’attrait que peut avoir un lettrage « lu avec plaisir par des millions », parmi lesquelles on trouve cette remarque bien à propos :

 

And what is wrong with type, that it cannot be set inside those talking balloons? It can be, and was, in the very funny highbrow strip Barnaby, but on the whole it doesn’t work unless you mechanize the whole thing as the Italians are doing by using photographs of real people in their static soap-operas [17].

 

Pourquoi, donc, cette exception à la règle ? Qu’est-ce qui fait que l’usage d’une fonte mécanique « marche » pour Barnaby et pas – ou pas aussi bien – pour d’autres ? Quels contextes éditoriaux et culturels, quelles contraintes mènent à ce choix et quelles sont ses implications au niveau énonciatif ?

 

Une typographie « ligne claire » ?

 

Tout d’abord, les personnages de Barnaby ne « parlent » pas n’importe quelle fonte (fig. 3). Crockett Johnson utilise le Futura, caractère moderniste dessiné par le typographe allemand Paul Renner pour la fonderie Bauer au milieu des années 1920 et qui, dans les années 1930, connaîtra un rapide succès international. Membre du Deutscher Werkbund et enseignant à la Graphische Berufsschule à Munich, où il invita Jan Tschichold à donner cours, Renner suivait de près le modernisme socialiste qui animait l’Europe centrale et où se propageait la « nouvelle typographie » [18]. Celle-ci promouvait une approche fonctionnaliste basée sur la simplicité, la clarté et l’efficacité, privilégiant la lisibilité « optique » de la lettre et un certain universalisme – autant d’horizons manifestes dans la préférence marquée pour les « grotesques », polices sans empattement et aux caractères géométriques [19]. Le Futura suit ces grandes lignes : dessiné au compas et à la règle, le caractère évacue toute référence à la calligraphie et au mouvement de la main, tandis que la graisse uniforme et l’absence d’empattement lui confère une apparence monolinéraire qui l’éloigne de l’effet de manuscrit au profit d’une cohérence géométrique [20].

Par certains assouplissements au principe géométrique et en jouant sur l’effet de compensation optique, Paul Renner aboutit à un caractère qui permet à la fonderie Bauer de décliner celui-ci sur une large gamme de corps, adaptée à différents besoins de composition [21]. Avec un bureau de la fonderie Bauer établi à New York, Futura connut un succès relativement rapide chez les graphistes et maquettistes new-yorkais : en 1929, le magazine populaire Vanity Fair introduisait, à l’initiative du directeur artistique Mehemed Femy Agha, le caractère utilisé en seuls bas-de-casse pour toute sa composition de texte [22]. Exemple tout différent, la police est également utilisée aux Etats-Unis dans l’album illustré pour enfants, notamment dans The Little Fireman, illustré par Esphyr Slobodkina et écrit par Margaret Wise Brown, où le texte, plutôt que d’être rigoureusement séparé, est intégré à l’image et fait l’objet d’un traitement graphique accordé à sa narration [23].

Quand Barnaby débute en 1942, le Futura est déjà relativement bien implanté à New York et apparaît comme un caractère disponible pour des usages marqués d’un certain modernisme. Natif de New York, David J. Leisk (Crockett Johnson) s’y forme à la typographie et au graphisme et y débute sa carrière professionnelle à la fin des années 1920 en tant que directeur artistique pour diverses revues professionnelles du catalogue McGraw-Hill [24]. La Grande Dépression le mène à un engagement syndical et multiplie ses affinités politiques à gauche. A partir de 1934, il publie ses premiers cartoons et bandes dessinées dans la revue marxiste New Masses, dont les pages de couverture font alors un usage exemplaire du Futura, décliné en différents corps et graisses pour des compositions géométriques en noir et blanc (fig. 4). Il intègre l’équipe éditoriale en 1936 et amène à renouveler la mise en page des couvertures au profit d’images fortes, tout en maintenant l’usage du Futura pour les sous-titres (fig. 5). C’est aussi dans ces pages qu’il développera un style graphique axé sur la simplification des formes et sur un trait noir d’épaisseur régulière, contrastant avec les pleins et déliés bien marqués de ses premiers cartoons [25].

 

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[14] A partir de 1946, Crockett Johnson collabora avec Jack Morley, au dessin ; entre 1946 et 1952, Ted Ferro s’est occupé des scénarios, repris par la suite par Johnson. A côté de ces co-auteurs, toujours crédités, il faut aussi noter que Johnson a travaillé avec des assistants du journal PM, tel que Howard Sparber qui commença à encrer les strips dessinés par Johnson dès 1944 ; voir Philip Nel, Crockett Johnson and Ruth Krauss: How an Unlikely Couple Found Love, Dodged the FBI, and Transformed Children’s Literature, Jackson, MS: University Press of Mississippi, 2012, p. 73. Les strips parus en quotidien ont été réédités en différents volumes par Fantagraphics Books depuis 2013, dont le premier a été traduit par Harry Morgan et publié en France chez L’An 2 en 2015.
[15] Thierry Smolderen, Naissances de la bande dessinée de William Hogarth à Winsor McCay, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2009, p. 119-128.
[16] Voir par exemple Robert Benayoun, Le Ballon dans la bande dessinée, Paris, André Balland, 1968, pp. 52-55 ; Blanchard, « Esartinuloc ou les alphabets de la bande dessinée », Op. cit., pp. 37-39 ; Bazin, Op. cit., p. 153.
[17] Beatrice Warde, « Homage to Walt Kelly as a Depicter of Conversation », The Penrose Annual, vol. 55, 1961, p. 51 : « Quel est le problème de la typo, si celle-ci ne peut pas être mise dans ces bulles parlantes ? Elle peut l’être, et l’a été, dans l’hilarante bande dessinée pour intellectuels Barnaby, mais en général ça ne marche pas, sauf si vous mécanisez le tout, comme les italiens le font en utilisant des photographies de vraies personnes dans leurs soap-operas statiques ». Toutes les traductions, sauf indication contraire, sont de l’auteur.
[18] Christophe Burke, Paul Renner. The Art of Typography, Londres, Hyphen Press, 1998.
[19] Robin Kinross, La Typographie moderne. Un essai d’histoire critique, traduit de l’anglais par Amarante Szidon, Paris, B42, 2019, pp. 103-105.
[20] Pour un historique détaillé de la création de Futura, voir Burke, Paul Renner... , Op. cit., pp. 86-115.
[21] Kinross, La Typographie moderne..., Op. cit., p. 111 ; sur la composition géométrique des caractères, voir Burke, Paul Renner... , Op. cit., pp. 99-100.
[22] Le bas-de-casse désigne l’ensemble des caractères destinés aux minuscules, par opposition aux capitales.
[23] Loïc Boyer, « La neue typographie, cadeau de New York aux enfants », Hors-cadre[s], n° 21, 2017, pp. 16-19.
[24] Philip Nel, Crockett Johnson, Op. cit., p. 33.
[25] Ibid., pp. 43-50.