Les éditions illustrées des contes
de Guy de Maupassant : procédés photomécaniques et stratégies éditoriales

- Torahiko Terada
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Celui-ci, Octave Uzanne (1851-1931) [21], éminent bibliophile français de l’époque, était entouré, au Comité de cette Société, par Charles Cousin (1822-1894), Jules Brivois, Henri Beraldi (1849-1931), et il avait réussi à obtenir le soutien d’Henri d’Orléans, duc d’Aumale (1822-1897) qui avait accepté de devenir Président d’honneur. Il est à remarquer qu’Uzanne est beaucoup plus jeune que les autres membres. Fondée en 1889, la Société des Bibliophiles Contemporains poursuivit son activité pendant cinq ans jusqu’à son Assemblée générale du 10 novembre 1894. Les statuts de la Société précisent ses objectifs :

 

Art. 2. Cette Société a pour but : 1° D’établir entre ses Membres, tant au moyen de réunions que par voie de correspondance, un échange d’idées, un lien commun pour l’étude des recherches, combinaisons, découvertes et procédés artistiques nouveaux les plus propres à produire dans l’Art du Livre de luxe le plus haut degré possible de perfection ; 2° De mettre en œuvre les résultats de cette étude par la publication d’ouvrages [...] [22].

 

Il s’agissait donc non seulement d’échanger des informations au sein des réseaux de bibliophiles, mais surtout de produire des livres de luxe en tirant profit des « découvertes et procédés artistiques nouveaux ». Ainsi, Uzanne déclarait-il, dans le Bulletin de la Société :

 

Chaque conte présenterait une physionomie illustrée, caractéristique et bien à part, et l’ensemble de l’ouvrage offrirait la réunion de toutes les manières et de tous les procédés de décoration livresque susceptibles d’être imaginés [23].

 

La variété des techniques, y compris les procédés photomécaniques, était pour Uzanne synonyme du progrès dans les recherches de l’art du livre ; c’est cette ambition qui justifiait la présence de la photogravure dans les Contes choisis de Guy de Maupassant.

Pour rassurer les sociétaires qui critiquaient le manque d’unité dans les Contes, Uzanne écrivait : « En dépit de la variété très nettement accusée des contes qui se succèderont, nous espérons donner au Volume complet une apparence parfaitement homogène et une véritable harmonie d’ensemble » [24]. De fait, dans la version de la collection Audéoud de la Réserve des livres rares à la Bibliothèque nationale de France, la technique diffère d’un conte à l’autre. Deux contes sans illustrations sont d’ailleurs placés en fin du volume, et la lithographie – une des techniques les plus utilisées au XIXe siècle – a été rajoutée in extremis afin de diversifier encore les procédés.

Si le livre fut critiqué, c’était aussi à cause du choix des textes retenus. Dans le Bulletin de la Société, Uzanne lui-même rapporte le commentaire d’un sociétaire : « C’est lui [Vigneaux] qui, protestant un jour contre certains contes de Maupassant, comme La Maison Tellier, s’écriait : « Prenez garde qu’on nous nomme bientôt, non pas les Biblio-contempo, mais les Biblio-Cochons [...] » [25]. La Maison Tellier, histoire d’une maison close, n’était pas digne, aux yeux de certains sociétaires, d’une publication pour bibliophiles. Cette accusation culmina lors de la publication d’un pamphlet contre Uzanne, L’Octave : «  Choisis par lui, nous dit-on ; dix contes, pris parmi les plus malsains dont Gil Blas a eu la primeur. Deux ou trois, à peine, peuvent être montrés aux honnêtes lecteurs » [26].

Toutes ces critiques étaient prévisibles avant même la publication, d’autant que l’univers des bibliophiles est dans son ensemble conservateur. Si toutefois Uzanne tenta de rénover l’art du livre et n’hésita pas à utiliser les procédés photomécaniques, c’était pour redonner un nouveau dynamisme à l’amour du livre. Dans un autre article du Bulletin, un certain Ernest Chaze, doyen de la Société selon les dires d’Uzanne, apporta son soutien au Président :

 

Il m’a paru que la bibliophilie était dans le marasme, dans le plus complet découragement, par suite des événements désastreux arrivés dans sa sphère. Il m’a semblé que les bibliophiles étaient maintenant sans courage et sans énergie, que cette belle passion des livres était éteinte dans leurs cœurs, que le feu sacré ne les animait plus ! (…) Oui, il nous faut lutter, il nous faut combattre, il faut soutenir de toutes nos forces, de toute notre vaillance, notre jeune et intelligent président [27].

 

Uzanne pensait que sa stratégie commerciale permettrait aux Contes choisis de Guy de Maupassant de prendre de la valeur sur le marché du livre de luxe. Dès le début de la livraison, il n’hésita pas à souligner sa stratégie de prudence économique :

 

J’ajouterai – et ce dernier point vous intéresse au premier chef – que votre bourse, du fait de cette unique publication, sera ménagée relativement et que nous n’engagerons pas les Sociétaires dans une dépense excédant six ou sept louis d’or au maximum [28].

 

Cette publication, unique dans ce genre à cause du mélange de différents procédés, constituait en effet un investissement intéressant. Uzanne essaie de rassurer les sociétaires-actionnaires :

 

Vous trouverez dans ses rapports plus de chiffres éloquents que de phrases persuasives – ce qui vaut mieux – et vous estimerez à bon droit qu’avec un si parfait ministre de nos finances, notre société ne peut que prospérer [29].

 

En parlant de la valeur des Contes, il précise :

 

Ils feront par la suite, nous pouvons le prédire, sensation lorsqu’ils apparaîtront sur le marché des livres et ce sera plaisir et honneur pour notre Académie d’observer la valeur progressive accordée à ces dix Contes choisis de Maupassant, payés à peine quelques louis par chacun d’entre vous [30].

 

D’Eylac se montra de fait stupéfait devant le prix attribué aux Contes lors d’une vente aux enchères de l’époque :

 

Mais les statuts n’interdisent pas aux membres de l’association de se défaire de leurs exemplaires : c’est ainsi qu’on vient d’en voir quelques-uns passer en vente publique et dépasser, au feu des enchères, le prix de 600 francs ! Ces adjudications ont ému le monde des bibliophiles [31].

 

Critiquée tous azimuts, la publication des Contes rapporta une fortune.

Au XIXe siècle, un livre était un produit industriel et ne pouvait échapper aux lois du marché. L’édition populaire illustrée et le livre de luxe illustré étaient deux types de publications qui se situaient aux antipodes l’une de l’autre. Les illustrations des contes de Maupassant obtenues à l’aide de procédés photomécaniques sont révélatrices de stratégies commerciales particulières. Tantôt pour attirer l’attention de lecteurs avides de sensation, tantôt pour rénover les styles et les méthodes de l’illustration à l’intention des bibliophiles, les éditeurs ont mis à profit ces procédés mécaniques pour vendre leur « produit ». Dans ses œuvres, Maupassant décrit souvent les drames provoqués par l’argent. Les illustrations ne l’intéressaient nullement, mais derrière elles se devinent les ambitions commerciales des éditeurs.

 

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[21] Sur Octave Uzanne, voir L. Abélès, « Tradition et modernité : Les Rassemblements, un livre de transition », dans M. T. Caracciolo et S. Le Men (dir.), L’Illustration : essais d’iconographie, Actes du séminaire CNRS (GDR 712), Paris, Klincksieck, 1999, pp. 311-325. Voir aussi P. Juhel, Ocrave Uzanne (1851-1931) et sa revue L’Art et l’Idée, mémoire de Diplôme d’Etudes Approfondies sous la direction de Bruno Foucart soutenu à  l’Université Paris IV – Sorbonne, 2001. Un site Internet est dédié à Octave Uzanne (consulté le 10 juin 2020).
[22] « Statuts :», Annales administratives des Bibliophiles Contemporains, second exercice 1890-1891 (Annales littéraires, publication collective des Bibliophiles Contemporains suivies des Annales administratives pour 1891, imprimé pour les sociétaires de l’Académie des Beaux-Livres, janvier 1892), p. XXXIII.
[23] O. Uzanne, « A mes Collègues de l’Académie des Beaux Livres, Salut présidentiel. », Annales littéraires, publication collective des Bibliophiles Contemporains pour 1890, Paris, imprimé pour les Sociétaires de l’Académie des Beaux-livres, 1890, p. XIII.
[24] « Avis important aux Sociétaires de la Bibliophiles Contemporains », fascicule de «  Mouche », exemplaire sous la cote mY2-27, après la couverture.
[25] O. Uzanne, note pour « Manifeste d’un vieux bibliophile », Annales littéraires, publication collective des Bibliophiles Contemporains suivies des Annales administratives pour 1891, op. cit., p. 244. 
[26] L’Octave, pamphlet bibliophilique dirigé contre Octave Uzanne, édition établie et présentée par F. Ghlamallah, Editions du Donjon & Fathi Ghlamallah, Alluyes, William Théry, Libraire-Imprimeur, 1997, p. 23.
[27] E. Chaze, « Manifeste d’un vieux bibliophile », Annales littéraires, publication collective des Bibliophiles Contemporains suivies des annales administratives pour 1891, op. cit., pp. 257-258.
[28] O. Uzanne, « A mes Collègues de l’Académie des Beaux Livres, Salut présidentiel. :», op. cit., p. XIII.
[29] O. Uzanne, « Note en guise de rapport du président », Annales administratives des Bibliophiles Contemporains, second exercice 1890-1891, op. cit., p. XIV.
[30] O. Uzanne, « En ouverture, Rapport du Président », Annales littéraires, publication collective des Bibliophiles Contemporains suivies des Annales administratives pour 1892, Paris, imprimé pour les Sociétaires de l’Académie des Beaux-Livres, 1893, p. VI.
[31] D’Eylac, « Guy de Maupassant », op. cit., pp. 100-101.